DES
LUMIERES A LA LOI DE 1905
L’esprit français a toujours balancé entre le cœur
et la raison. Notre littérature en est un excellent exemple époque
après époque. A peine avons nous pensé à Rabelais
que Montaigne vient s’imposer à nous comme si la démesure
de l’un devait trouver sa contre-partie naturelle chez l’autre.
L’un, Rabelais, nous parle du cœur avec son expression truculente,
imagée, ses énormités mais surtout son sens aigu de l’Homme,
l’autre Montaigne nous parle de la raison, de ses observations, de ses
doutes, de quelques certitudes mais aussi de son sens aigu de l’Homme.
Chacun, à sa manière, nous amène, par des chemins différents, à réfléchir
sur la même réalité.
La cœur
et la raison nous les retrouvons quasi indissolublement liés
tout au long de notre histoire littéraire. Pour comprendre
le mode de fonctionnement des français, comme on dit aujourd’hui,
il faut savoir qu’à Descartes répond Pascal,
qu’à Corneille répond Racine, qu’à Voltaire
répond Rousseau. Ceux qui n’ont pas compris que nous
n’avons ni le pragmatisme des Anglo-saxons, ni la rigueur
méthodique des germaniques ne peuvent comprendre un certain
nombre de nos réactions. Un jour un roi convoque les Etats
Généraux pour quelques réformettes qui lui
procureraient quelques menues monnaies. C’est la Raison.
Les Etats Généraux, eux, sont venus pour parler de
Liberté, d’Egalité, de Fraternité. C’est
le Cœur. On ne s’entendra pas. Le roi y perdra sa tête.
Le cœur et la raison cette fois ne s’étaient
pas entendus. Et pourtant si la raison du roi avait compris le
cœur du Peuple nous aurions, peut-être encore un roi,
ou peut-être pas.
Paul
Hazard écrit : » La hiérarchie, la
discipline, l’ordre que l’autorité se charge
d’assurer, voilà ce qu’aimaient les hommes du
XVIIe siècle. Les contraintes, l’autorité,
les dogmes, voilà ce que détestaient les hommes du
XVIIIe siècle, leurs successeurs immédiats ».
Ceci est à la fois vrai et faux. Il n’y a pas eu de
saut brusque d’une génération à l’autre.
Il y a eu des événements que le Peuple, ou ses éléments
les plus éclairés, n’a pas supporté et
qui l’ont amené à la conclusion, informulée
toutefois, que les choses devaient changer et ce d’autant
que le sentiment naissait de ce que les guerres, les privilèges
de l’aristocratie, les entraves à la liberté du
commerce étaient autant d’entraves au progrès.
Si on
recherche le fait générateur, à ce désir
de changement, on le trouvera probablement dans la révocation
de l’édit de Nantes. Le bon roi, Henri le quatrième,
qui n’était peut-être pas bon mais qui par contre était
très intelligent, avait bien compris que la prospérité de
ses royaumes résidait dans la paix et que la paix résidait
dans la tolérance et que les questions de religion devaient
rester dans le domaine du privé. Les protestants s’en
satisfaisaient. En leur ôtant leur liberté de culte
et en leur imposant la conversion au catholicisme, on en fit partir
un grand nombre certes, mais de façon bien plus déterminante
on provoqua une contestation féroce de la part de ceux dont
la foi religieuse quelle qu’elle soit était vacillante.
Si bien que l’édit de Nantes étant révoqué en
1685, dès 1687 Fontenelle écrit dans son Histoire
des Oracles que la religion est une mystification organisée
par les prêtres et les politiques à leur profit. Compte
tenu de l’époque il faut mesurer les risques encourus.
Pour bien moins le chevalier de la Barre ne fut-il pas torturé et
exécuté peu avant la Révolution ?
* * *
La genèse
de la Loi de 1905 s’inscrit dans un vaste projet de changement
de Société.
O n
va donc voir naître un mouvement de pensée représenté par
toute une série d’écrivains qui vont remettre
en cause le type de société dans laquelle ils vivent.
Ils vont écrire, parler protester, ce sont les premiers
activistes. Ils font leur les paroles des Anciens, Socrate : « Connais-toi
toi même » ou « Je sais que je ne sais
rien », Térence : » Je suis homme
et je pense que rien d’humain ne m’est étranger »,
Lucrèce : » La religion enfanta des actes
impies et criminels ». On va imaginer le meilleur des
mondes possibles, retrouver une Antiquité supposée
parfaite, on va penser à des utopies philosophiques que
reprendront plus tard l’école des socialistes utopiques
français, sans succès d’ailleurs. Tout ceci
repose sur une idée force : le bonheur est possible
terrestre et immédiat. C’est ce que Saint Just exprimera
plus tard : « Le bonheur est une idée neuve
en Europe ».
Mirabeau
ajoutera à la même époque : « L’ignorance,
l’oubli ou le mépris des Droits de l’Homme sont
les seules causes des malheurs publics et de la corruption des
gouvernements ».
On ne
peut citer tous ces auteurs : Fénelon, Pierre Bayle,
Fontenelle, Condorcet, Diderot, Voltaire, Rousseau et même
Sade, et les autres.
Ce qui
amène à la Liberté c’est la Raison.
Elle est le moteur du Progrès. On a vu à quels excès
menaient la révélation et ses interprétations
perverses. On a vu brûler Michel Servet, Giordano Bruno,
se rétracter Galilée, on verra rouer de la Barre.
Où est la vérité, où est l’humanité ?
Il faut se laisser éclairer. L’autre ne peut-il avoir
raison ? Le doute construit beaucoup plus que le fanatisme
et la superstition. Ces principes vont éclairer tous les
domaines de la vie sociale.
La vie
politique d’abord. La France vivait depuis des siècles
sous le régime de la monarchie absolue ou plus exactement
qui était devenu de plus en plus absolue. Jusqu’à Louis
XIII le roi était le dernier recours du peuple contre les
abus de la noblesse ou du clergé mais en même temps
ses pouvoirs étaient limités par toute une série
de contre pouvoirs qui allaient de la résistance des Parlements,
quand cela était nécessaire, aux coutumes locales
qu’il était difficile de transgresser. Tout changea
avec Louis XIV. La monarchie d’absolue devint despotique,
et ce au moment même où le mouvement des idées
tendait à remettre en cause les anciens schémas.
L’exemple
venait d’Angleterre. Devenant constitutionnelle la monarchie
voyait ses prérogatives réduites par la Loi au profit
du Parlement, de même que se produisait la séparation
des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire.
L’Angleterre devient une source d’inspiration. Montesquieu
et Voltaire y séjournent, Diderot et d’Alembert s’inspirent
de la Cyclopaedia de Chambers pour concevoir l’Encyclopédie.
Ce qui
naît c’est un besoin de plus de justice et de liberté qui
reposera sur un système garantissant les libertés
civiles. Diderot l’exprimera en deux phrases : » la
puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une
usurpation », en d’autres termes on ne peut reconnaître
d’autorité légitime que consentie par les citoyens
eux-mêmes dans le cadre d’un pacte social, et : » Aucun
homme n’a reçu de la nature le droit de commander
aux autres ». Il ira encore plus loin dans ce qu’il écrit à Catherine
II de Russie : » Il n’y a point de vrai souverain
que la nation. Il ne peut y avoir de vrai législateur que
le peuple. Il est rare qu’un peuple se soumette sincèrement à des
lois qu’on lui impose. Il les aimera, les respectera, il
y obéira, il les défendra comme son propre ouvrage,
s’il en est lui même l’auteur. Ce ne sont plus
les volontés arbitraires d’un seul ; ce sont
celles d’un nombre d’hommes qui ont consulté entre
eux sur leur bonheur et leur sécurité ».
Voltaire ajoutera : » Nous sommes tous également
hommes, mais non membres égaux de la société ».
L’idée
de la République était donc dans l’air pour
certains comme Rousseau ou Diderot ou sous forme d’une monarchie
constitutionnelle pour Montesquieu ou Voltaire.
Toutefois
le pouvoir veillait afin d’exercer sur les idées une
surveillance efficace. L’état entretenait « une
armée de censeurs stipendiés » dont neuf
pour la seule Encyclopédie. Celle-ci fut brûlée
en place publique et l’Esprit des Lois de Montesquieu mis à l’index.
Ce que Beaumarchais faisait dire à Figaro : » Pourvu
qu’on ne parle ni de l’autorité, ni du culte,
ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des
corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres
spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, on
peut tout publier librement, sous l’inspection deux ou trois
censeurs ».
Or dans
le même temps se produisait la seconde révolution
industrielle qui vit le développement de ce qu’on
appelait à l’époque les fabriques, qui vont
multiplier les produits offerts donc multiplier les consommateurs
potentiels, dans le même temps que va se produire un immense
déplacement de population, de prolétarisation des
campagnes vers les villes, prolétaires dont il faudra aussi
faire des consommateurs. Si on dénonce la misère
du Peuple et les injustices on reconnaît la valeur du travail
ce qui amène tout naturellement à réclamer
l’abolition des privilèges attribués à la
noblesse et au clergé. Rousseau dit à ce sujet : » Tous
veulent que les conditions soient égales pour tous, et la
justice n’est que cette égalité ».
On sera néanmoins moins nets au sujet de la traite nègrière.
L’Encyclopédie condamne sans appel : » un
négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles,
et tous les droits de la nature humaine «, » que
les colonies européennes soient plutôt détruites,
que de faire tant de malheureux », « c’est
aller contre les droits des gens et contre la nature que de croire
que la religion chrétienne donne à ceux qui la professent
le droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent
pas. Observons à ce sujet que les ordres religieux, tels
les Jésuites, étaient grands consommateurs d’esclaves
et que la conversion de l’esclave au catholicisme n’en
faisait pas pour autant un homme libre.
Mais
au delà de la lutte contre l’absolutisme royal et
contre les entraves au développement économique empêchant
la marche du progrès, c’est contre le fanatisme et
la domination du clergé que les attaques sont les plus violentes
et en cela tous les auteurs de Lumières convergent. Ils
s’en prennent avec virulence aux dogmes incompatibles avec
la raison, aux rites puisqu’ils finissent par déchirer
les hommes, au clergé plus soucieux de pouvoir temporel
que de religion. Helvétius écrira : » Qu’on
jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident
du monde, partout on voit le couteau sacré de la religion
levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ;
et la terre fumante du sang des victimes immolées aux faux
dieux ou à l’être suprême, n’offrir
de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible
charnier de l’intolérance ». Voltaire ajoutera
quant à lui dans sa prière à dieu : » Tu
ne nous a pas donné un cœur pour nous haïr ni
des mains pour nous égorger ».
Il en
découlera tout naturellement une évolution des esprits
vers une sorte de déisme panthéiste pour lequel dieu
est partout présent dans la nature ceci sans révélation
ou bien vers l’athéisme. Dieu est déboulonné de
son piédestal de fanatisme et d’intolérance
et devient un objet philosophique.
Ces abus
des religions Diderot y proposera un remède dans son discours
d’un philosophe à un roi : » Vous
avez, me dites-vous, des philosophes et des prêtres ;
des philosophes qui sont pauvres et peu redoutables, des prêtres
très riches et très dangereux. Vous ne vous souciez
pas trop d’enrichir vos philosophes, parce que la richesse
nuit à la philosophie, mais votre dessein serait de les
garder ; et vous désireriez fort d’appauvrir
vos prêtres et de vous en débarrasser. Vous en débarrasserez
sûrement et avec eux de tous mensonges dont ils infectent
votre nation, en les appauvrissant ; car appauvris, bientôt
ils seront avilis, et qui est-ce qui voudra entrer dans un état
où il n’y aura ni honneur à acquérir
ni fortune à faire ».
On voit
bien qu’Emile Combes n’inventera rien lorsqu’il
confisquera les biens du clergé.
Je crois
que c’est à partir de là qu’a été formulé clairement
le principe de laïcité : séparation des églises
et de l’état accompagné de la liberté absolue
de conscience et de culte. La Loi doit toujours rester au dessus
de la foi, pour cela il faut éduquer les hommes et promouvoir
en elles l’esprit critique et l’exercice de la raison.
Pour cela il faut développer l’éducation.
D’Alembert
dit : » Le genre humain doit gagner à s’instruire » ;
et Diderot ajoute : » L’ignorance est le
partage de l’esclave et du sauvage. L’instruction donne à l’homme
de la dignité ; et l’esclave ne tarde pas à sentir
qu’il n’est pas né pour la servitude ».
On reconnaîtra au passage une phraséologie qui sera
celle de la Révolution : sortir de l’oppression
et de l’esclavage, briser ses chaînes, qui finalement
donnera la symbolique du bonnet phrygien.
C’est à Condorcet
que revient l’honneur en 1792 de préconiser dans son
mémoire sur l’instruction publique présenté à l’Assemblée
Législative une école publique indépendante
du pouvoir religieux, ce que reprendra un siècle plus tard
Jules Ferry. Condorcet prévoit également que les
filles devront recevoir la même éducation que les
garçons, précision novatrice car les philosophes
des Lumières n’avaient pas cru bon de demander pour
les Citoyennes les mêmes droits politiques que pour les Citoyens.
La Révolution
commença la mise en application des principes énoncés
par les Lumières. Le décret du 3Ventôse An
III disposait que la République ne salarie aucun culte.
La Loi du 7 Vendémiaire An IV prohibait les manifestations
extérieures de la religion. Le Directoire décidait
de ne fournir aucun local pour l’exercice d’un culte
ni de loger aucun ministre de ces mêmes cultes.
Et ensuite ?
Et ensuite
alors que tout avait si bien commencé dans l’énonciation
des principes vint un siècle de tristesse.
Napoléon
Ier, le liberticide, d’abord qui commença par rétablir
la censure ce que font tous les dictateurs lorsqu’ils arrivent
au pouvoir, créa une nouvelle noblesse et signa un concordat
avec le vatican. Ce n’était rien à côté de
la Restauration. Louis XVIII, Charles X et la noblesse revenue
de l’exil, qui n’avaient appris ni rien retenu, firent
régner le Terreur blanche et tinrent les Lumières
pour responsables de la Révolution.
Toutefois
les souffrances endurées permirent l’apparition d’un
esprit de résistance. Malgré la censure et la police
les Républicains qui feront 1848 se nourrissent des Lumières.
La IIe
République à la vie si courte recherchera le bien
du Peuple et sera violemment anticléricale.
Napoléon
III le petit chaussera les bottes de son oncle, s’apercevra
un peu tard qu’elles lui faisaient mal et disparaîtra
dans la débâcle de 1870.
La Commune
au cours de sa vie si courte tentera en vain de reprendre le flambeau
des Lumières mais elle aura néanmoins le temps de
décider de nouveau de la séparation de l’église
et de l’état..
Il faudra
attendre que la IIIe République, d’abord surnommée
la gueuse par les cléricaux, s’affermisse pour qu’enfin
naisse la Loi du 9 Décembre 1905, garante de la Liberté et
de la tranquillité publique.
C’est
dire qu’en 1905 l’union du Cœur et de la Raison
a enfin été célébrée.
Jacques
LAFOUGE |