QUESTION A L’ETUDE

CONGRES D’AVIGNON

JUILLET 2000

" Les droits de l’homme : quel enjeu aujourd’hui ? "
 
 
 



les gros titre renvoient aux têtes de chapitres, les petits titres en retrait permettent de retrouver rapidement un passage précis.


SOMMAIRE

Liste des contributions

Quelques jalons de l'histoire

Genèse et origine des Droits de l'Homme

Le code d’Hammourabi

Le droit antique

Antigone et les droits de l’homme

Des sources judeo-chrétiennes des Droits de l'Homme

Les lois bibliques : la négation des droits

Le christianisme, une religion d’amour ?

Le peuple élu contre les nations

     César et Dieu

Pour en finir avec les mythes de fondation des droits de l’homme

Les droits de l'homme : produit et facteur de l'histoire

Nécessité de la démarche comparatiste

La critique des droits de l’homme

Droits liberté et droits créance

Rousseau et le principe d’égalité

Des réclamations des citoyens et de la croissance de l’Etat

Nature du droit : droit naturel et droit positif

L’école du droit naturel : Grotius et Pufendorf

L’évolution des doctrines du droit naturel

Juridisme, Communautarisme et Humanitarisme

La judiciarisation des droits

L’ONU : un rôle de plus en plus contesté

Les droits de l’homme et l’humanitaire

L’injonction humanitaire et l’audimat

Une vision désenchantée du monde

La mondialisation des droits de l'homme

La multiplication des sources du droit

Le droit communautaire
 

Le sujet du droit

Le foulard islamique

Principes de discrétion et d’indiscrétion
 

Les droits de la femme

Les droits de l’homme sexistes ?

La discrimination comme produit des traditions religieuses et des superstitions

Christianisme, judaïsme , islamisme et la privation des droits de la femme

Egalité citoyenne : sexisme de droit ou sexisme de fait ?

La querelle des anciens et des modernes : universalistes et paritaristes

Les titulaires du droit : droit de la personne, droit de l'être humain

Droits de l’homme, droits humains, droits de la personne : l’Eglise et la Révolution Française

Des récupérations idéologiques et cléricales : le Vatican contre les Droits de l’Homme

Confluence ou connivences, convergences récupératrices ?

Le Dieu-Créateur et le Dieu-Juge

Lettre morte ou lettre de dispense ?

De la mutabilité du droit

Du rôle des ONG

Perpétuité et mutabilité

Les droits de quatrième génération

Les droits de troisième génération

Le droit à l’immigration

Le droit à l’eau

Le droit à l’air

Enjeux politiques des droits de l'Homme

Le droit à la résistance

Une résistance intellectuelle

Citoyenneté d’entreprise, citoyenneté dans l’école

Droits de l’homme et nation

La question de l’Etat

Conclusion

La laïcité de droit, de combat, de fait

Pour un humanisme rationaliste et politique

Des modalités d’action de la Libre Pensée …
 


Liste des contributions

CONTRIBUTION N° 1

" Les droits de la femme " - Lucienne Girard – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 2

" Question à l’étude " - Bernard Mirgain – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 3

" Souveraineté de l’état et convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 " - Annie Palanche – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 4

" Laïcité et Droits de l’homme " - Annie Palanche – Fédération des Vosges -

CONTRIBUTION N° 5

" Les droits de l’homme et le droit naturel (P.U.F) " - Annie Palanche – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 6

" L’affaire du foulard islamique " - Annie Palanche – Fédération des Vosges -

CONTRIBUTION N° 7

" La parité ou l’humiliation du citoyen " - M.C. Faivre – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 8

" Droits naturels, droits de l’homme et du citoyen : quel enjeu ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 9

" Droits de l’homme, que de crimes on commet " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 10

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Josette Frigiotti - Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 11

" Quelques réflexions sur les droits de l’homme " – Marie-Laurence Nanty - Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 12

" Droits de l’homme… Rideau de fumée ? Escroquerie du XXe siècle finissant ? " - Ginette Vargin-Orru - Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 13

" Droits naturels, droits de l’Homme et du citoyen : quel enjeu ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 14

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 15

" Vraies et fausses déclarations des droits de l’homme " - Gérard Plantiveau – Fédération de Loire Atlantique

CONTRIBUTION N° 16

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Catherine Broniecki, J. & C. Lemarchand, Alain Rey – Fédération du Lot –

CONTRIBUTION N° 17

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Jean Davous –Fédération de Charente-Maritime -
 

CONTRIBUTION N° 18

" Question à l’étude : Les droits de l’homme " - Renée Laurent – Fédération de Savoie -

CONTRIBUTION N° 19

" Les droits de l’homme : différences entre les trois déclarations " - L. Santéri – Fédération Savoie -

CONTRIBUTION N° 20

" Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen " - Jean Maquart –Fédération Deux-Sèvres -

CONTRIBUTION N° 21

" Essai sur les droits de l’homme " - Manu Fernandez – Fédération de l’Eure –

CONTRIBUTION N° 22

" Question à l’étude 1999 " - J.B. Lalaux – Fédération du Nord -

CONTRIBUTION N° 23

" Une des femmes Lumière de la Révolution Française . Olympe de Gouges" - Sophie Micoud –Fédération des Pyrénées-Atlantiques -

CONTRIBUTION N° 24

" Droits et Devoirs " - Thierry Delaunay – Fédération du Maine-et-Loire –

CONTRIBUTION N° 25

" Droit des minorités " - W.J. Boulley – Fédération

CONTRIBUTION N° 26

" Droit des minorités II" - W.J. Boulley – Fédération

CONTRIBUTION N° 27

" Les droits de l’Homme " - André Frey – Fédération de la Sarthe -

CONTRIBUTION N° 28

" Les droits de l’Homme " - Michel Pourny, Claude Singer –Fédération du Val d’Oise -

CONTRIBUTION N° 29

" L’homme, le citoyen ou le prochain ? " - Dominique Barbier,

" Notes " de Bernard Biardeau –Fédération du Maine-et-Loire

CONTRIBUTION N° 30

" Les droits de l’Homme " - Albert Bailliot – Fédération de la Meuse -

CONTRIBUTION N° 31

" Droits de l’Homme " - J.B. Lalaux – Fédération du Nord

CONTRIBUTION N° 32

" Droits de la personne " - Christian Pierre – Fédération des Vosges

CONTRIBUTION N° 33

" Les droits de l’Homme aujourd’hui " - J. Maquart – Fédération des Deux-Sèvres

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QUELQUES JALONS DE L’HISTOIRE


1215 Grande Charte.
1628 Pétition des Droits.
1679 Habeas Corpus.
1689 Déclaration des Droits.
1776 4 juillet : Déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique.
1789 26 août : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
1793 24 juillet : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (an I).
1795 22 août : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (an III).
1848 4 novembre : Constitution de la Deuxième République française (préambule).
1918 Juillet : Première Constitution de la R.S.F.S.R. (République Socialiste Fédéraliste des Soviets de Russie).
1919 Fondation de la S.D.N. (Société des Nations).
  Création de l'O.I.T. (Organisation Internationale du Travail).
  Déclaration de Genève du 26 septembre 1924 : première Déclaration des Droits des Enfants
  Complément à la Déclaration des Droits de l’Homme élaboré par la Ligue des Droits de l’homme et du Citoyen
1941 19 août : Charte de l'Atlantique.
1945 26 juin : signature de la Charte des Nations Unies à San Francisco.
1945 16 novembre : Acte constitutif de l'U.N.E.S.C.O. (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture).
1946 27 octobre : Constitution de la quatrième République française (préambule).
1948 10 décembre : Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.
1950 4 novembre : Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales.
1958 4 octobre : Constitution de la cinquième République française (préambule).
1959 20 novembre : Déclaration des Droits de l'Enfant adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.
14 décembre Déclaration des Nations Unies sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
1966  Pacte International Relatif aux Droits Civils et Politiques
1961 18 octobre : signature de la Charte sociale européenne.
1963 20 novembre : Déclaration de l'O.N.U. sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale.
1965 21 décembre : Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.
1966 16 décembre : Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Pacte international relatif aux droits civils et politiques et protocole facultatif adoptés par l'Assemblée générale des Nations Unies.
1969 23 juin : Convention de Vienne sur le droit des traités.
1969 22 novembre : Convention américaine relative aux Droits de l'Homme.
1972 1er juillet : loi réprimant en France les discriminations raciales.
1974 12 décembre : Charte des Droits et des Devoirs économiques des États adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.
1975 Acte final de la conférence d'Helsinki.
1978 27 novembre : Déclaration sur la race et les préjugés raciaux adoptée par la conférence générale de l'U.N.E.S.C.O.
  1. .
18 décembre : Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies
  Convention Internationale des droits de l’enfant 20 novembre 1989
1992  Charte européenne des langues régionales et minoritaires
1995  Convention cadre pour la protection des Minorités Nationales
  Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants 25 janvier 1996
2000  Projet de Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne

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GENESE ET ORIGINE DES DROITS DE L’HOMME

Une tradition occidentale tenace (ce qui exclut du champ de cette étude le monde asiatique, l’Orient et la Chine), disons plutôt une certaine habitude de penser veut que l’idée des droits de l’homme nous ramène aux tables de la Loi, aux prescriptions édictées par Moïse que l’on retrouve dans le Deutéronome : " Voici les préceptes, les lois et les ordonnances que Moïse prescrivit aux enfants d’Israël, après leur sortie d’Egypte " (4-45 – Le Décalogue répété). C’est bien Dieu, "l’Eternel " qui s’adresse directement au peuple du haut d’une montagne, face à face, mais "du milieu du feu ". Les enfants d’Israël avaient peur du feu et ne se donnèrent point la peine de gravir la montagne, à part Moïse qui décida de se tenir entre Dieu et son peuple. Première loi qui sort de la bouche de Moïse : " Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ". Deuxième loi : " Tu ne te feras point d’image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux (…) tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point " (Deut. 5-7 ; 5-8). Pourquoi une telle recommandation ? Réponse de Dieu, l’Eternel : " car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent " (ibid. 5-9). Suivent alors les autres recommandations, plus connues, qui ont été prononcées à haute voix toujours sur la montagne, "du milieu du feu, des nuées et de l’obscurité " et que Dieu écrivit "sur deux tables de pierre " qu’il donna à Moïse. Quelles sont les finalités des commandements, des ordonnances, des lois ? Citons le premier verset du chapitre 6 du Deutéronome : " Voici les commandements, les lois, et les ordonnances que l’Eternel, votre Dieu, a commandé de vous enseigner, afin que vous les mettiez en pratique (…), afin que tu craignes l’Eternel, ton Dieu… " et le verset 13 : " Tu craindras l’Eternel, ton Dieu, tu le serviras, et tu jureras par son nom ". L’explication reste la même : " car l’Eternel, ton Dieu, est un Dieu jaloux au milieu de toi. La colère de l’Eternel, ton Dieu, s’enflammerait contre toi, et il t’exterminerait de dessus la terre " (Deutéronome : 6-13, 6-15).
 

Le code d’Hammourabi

La filiation des droits de l’homme avec les lois mosaïques nous paraît tout à fait arbitraire : il n’est question que de devoirs et de soumission aveugle à un code, à un ensemble de règlements qui impose une sorte de pensée unique. D’autre part, elle oriente la recherche vers une source unique, ce qui est tout à fait inexact, historiquement. Ce que nous rappelle à juste titre la contribution de l’historien Christian Pierre (Fédération des Vosges) : on pourrait tout aussi bien se référer au code d’Hammourabi, aux lois édictées par le roi Amorrite de Babylone (XVIIIème siècle avant notre ère). Ce code est parfaitement connu puisque la mission française de J.V. Scheil a retrouvé une stèle de basalte noir à Suse en 1901 qui se trouve conservée au Musée du Louvre. Une stèle qui nous propose 282 articles, qui sont gravés en cunéiformes akkadiens. De la même manière que dans l’Ancien Testament, il s’agit de faire régner la "justice " entre les hommes, mais cette fois "en Sumer et en Akkad ". Les historiens considèrent, par ailleurs, que cette codification consiste essentiellement dans une compilation des codes sumériens antérieurs d’Ouroukagina de Lagash (XXIVème siècle avant notre ère) et d’Our-nammou, fondateur de la troisième dynastie d’Our à la fin du XXIIème siècle.

De la même façon que dans le Deutéronome, c’est une divinité qui inspire le roi : la partie supérieure de la stèle de basalte, on aperçoit le roi Hammou-Rapi (en akkadien) qui a conquis les royaumes de Larsa, Mari, Eshnounna et a construit un immense empire comprenant toute la Mésopotamie en train de prier le dieu Shamash. Ce dieu porte une couronne formée de cornes, des rayons de soleil jaillissent de ses épaules et il tend au monarque une baguette et un anneau. Suivent alors les trois cent paragraphes gravés dans la roche basaltique qui constituent une sorte de droit pénal, de droit criminel où s’énonce la loi du talion. Ce code visait sans doute à uniformiser les législations des différentes cités de Basse Mésopotamie et de la majeure partie de la haute Mésopotamie.

Le droit antique

Ce code d’Hammourabi est considéré comme l’ensemble législatif le plus étendu et le plus clair de toute la haute Antiquité et constitue donc une source unique pour l’étude du droit antique du deuxième millénaire avant notre ère. Qu’y trouve-t-on ?

Il démontre que la société babylonienne est divisée en trois catégories sociales : celle des hommes libres (awilu ou awîloum, "homme " par excellence, le "notable "), celle des subalternes (mushkenu, mouskhênoum) et celle des esclaves (wardu, wardoum). Il existe peut-être des classes intermédiaires, comme celle des esclaves affranchis. Certains esclaves pouvaient sans doute posséder des biens ou disposer eux-mêmes d’autres esclaves. Ils avaient la possibilité de se marier avec une femme libre : les enfants qui naissaient de cette union étaient libres et le maître de cet esclave ne pouvait s’approprier la dot de sa femme. Le code d’Hammourabi consiste surtout dans la formulation d’un droit criminel et pénal. Mais les sanctions restent très différentes pour les membres de ces trois classes sociales. Le droit criminel correspond à la loi du talion lorsque la victime appartient à la classe sociale des hommes libres : les vols sont punis par la flagellation, la mutilation ou bien par l’exécution du coupable dont le corps sera incinéré sur le lieu même du délit. Le droit pénal comporte des sanctions sévères et prévoit souvent la peine de mort. Cette loi du talion ne s’applique pas si la victime appartient aux classes inférieures : à ce moment-là, une simple compensation financière était suffisante. Autrement dit, quand un homme crevait un œil à un homme libre, on lui crevait le même œil. Quand on avait brisé une jambe à un homme libre, on brisait le même membre à l’auteur du délit. L’architecte qui a mal construit une maison sera puni de mort si celle-ci s’est effondrée en tuant un de ses habitants. Le médecin qui laisse mourir son malade sans soins est également exécuté. En revanche, lorsque la victime était un esclave, on s’acquittait d’une certaine somme d’argent ou bien on remboursait le prix de l’esclave. Les peines sont beaucoup plus sévères pour les classes inférieures : si un esclave gifle, par exemple, le fils d’un homme libre, on lui coupera une oreille !

Le mariage est légalisé par un contrat. Un homme peut répudier son épouse mais il doit lui rendre sa dot et lui verser une pension alimentaire pour élever ses enfants. La polygamie est tolérée. Le père exerce un pouvoir absolu sur les enfants. Mais la femme, dans le cas des adultères ou autres, peut être mise à mort (punition de la noyade).

Comme le précise Christian Pierre, ce code veille surtout à l’ordre public dans certains domaines de la vie sociale. Il vise aussi à promouvoir les initiatives privées dans le domaine de la production, du commerce et des échanges, ce qui explique sans doute le caractère peu rigide des différenciations sociales. Le roi impose les taux directeurs de sa banque centrale (le Palais et les temples). Pour entretenir ses terres, il a recours à des métayers, des fermiers héréditaires qui travaillent pour son compte, ce qui ne va pas sans difficultés. Le code fixe aussi le montant des rémunérations de certains métiers ou le prix des produits de consommation les plus courants.

On peut difficilement déduire une continuité entre ce code très ancien et l’idée des droits de l’homme. Le droit antique est profondément inégalitaire dans la mesure où les droits sont hiérarchisés. Il n’y a pas d’égalité entre tous les êtres. D’autre part, le droit se fonde sur une sorte de "loi naturelle " inspirée par une divinité. Le modèle de société dans lequel s’enracine ce droit des Anciens est à la fois monarchique et théocratique.

Pour achever ce propos au sujet du droit antique, force est de remarquer que l’Antiquité ne fait l’objet d’aucune recherche dans l’ensemble des contributions des fédérations. Pourtant, il ne laisse aucun doute que les notions de liberté, d’égalité, ont été élaborées en tout premier lieu dans le monde antique et tout particulièrement dans la Grèce Antique. C’est à Athènes, c’est à Rome, que germent les idées de "citoyenneté ". Cette source fondamentale, étudiée autrefois par le professeur Claude Mossé, a été négligée dans l’ensemble de nos travaux de réflexion. Pourtant, c’est cette nécessaire excursion dans le monde de l’Antiquité qui autorise, sur un plan intellectuel, historique, donc non idéologique, l’exclusion et la disqualification des mythes de fondation des droits de l’homme, et tout particulièrement celui d’une origine judéo-chrétienne des notions de liberté et égalité.
 
 

Antigone et les droits de l’homme

La référence à la tragédie de Sophocle, en matière de réflexion à propos de droits de l’homme, est devenue un lieu commun. On y voit l’acte de naissance des droits de l’homme ce qui revient à l’élever au rang d’un mythe fondateur. En réalité, on ne trouve pas trace des droits de l’homme dans ce mythe, pas plus que dans le code d’Hammourabi ou dans le Deutéronome. Nous plaçons même, pour notre part, le mythe d’Antigone aux antipodes de la philosophie, de l’idée des droits de l’homme qui ne sauraient se concevoir sans référence à l’idéal laïque. Dans une République ou une Patrie des droits de l’homme, la puissance publique ne peut que se refuser à imposer un dogme, une norme religieuse ou une idéologie à l’ensemble de la communauté humaine. La direction des âmes, la mise sous tutelle des consciences, la gendarmisation des comportements obéissent davantage aux motivations d’une théocratie, soucieuse de ranger la communauté sous la tutelle d’un clergé. Les principes laïques excluent du champ d’exercice de la politique tout ce qui relève de la liberté d’opinion, de la liberté de croire ou de ne pas croire. Ils congédient toute forme de préférence, toute hiérarchisation des pensées, des options spirituelles ou philosophiques. De ce seul point de vue, la référence obligée à l’histoire d’Antigone apparaît comme dénuée de tout fondement pertinent.

Rappelons ici, brièvement, le sujet d’Antigone, emprunté au mythe de la famille des Labdacides, descendants du roi de Thèbes Labdacos. Son fils, Laïos, est maudit par Pélops qui lui interdit d’engendrer un enfant, sinon il serait tué par celui-ci. Laïos ne tient pas compte de la malédiction et sa femme Jocaste lui donne un garçon, Œdipe. Laïos, saisi par la peur, l’abandonne dans la montagne après lui avoir percé les deux chevilles (Œdipe signifie "pieds enflés "). L’enfant est recueilli par un berger. Devenu un homme, il va consulter l’oracle de Delphes pour connaître ses origines. A un carrefour, une querelle l’oppose à un homme qu’il va tuer. C’était son père. Il arrivera ensuite dans la ville de Thèbes. Les citadins le proclament roi de Thèbes et lui donnent la femme de Laïos en mariage. La peste s’abat sur la ville. Œdipe apprend son crime. Jocaste se suicide, Œdipe se crève les yeux, se retire à Colonne en Attique avec ses deux filles, Antigone et Ismène. A Thèbes, ses deux fils, Eteocle et Polynice, vont se partager le règne, alternativement. Eteocle reçoit le pouvoir le premier. Au bout d’un an, il doit céder sa place à son frère Polynice. Eteocle refuse, son frère quitte Thèbes et va lever une armée avec le roi Adraste. Cette armée assiège les sept portes de Thèbes. Les deux frères s’entre-tuent au cours des combats. Le frère de Jocaste, Créon, devient le maître de Thèbes, alors. Créon fait rendre les honneurs à Etéocle qui avait défendu la ville de Thèbes, mais il interdit que l’on enterre Polynice. La sœur d’Etéocle et de Polynice, Antigone, refuse ce verdict. Créon, bien qu’Antigone soit fiancée à son propre fils, Hémon, décide de la condamner à mort. C’est le sujet de la tragédie de Sophocle (495-405 avant notre ère) que l’on peut dater de 441 (et qui sera reprise par Anouilh). Souvenons-nous aussi que dans la religion des Grecs, il ne fallait pas priver les morts d’une sépulture. Sinon, c’était condamner le défunt à errer sans jamais connaître le repos sur les bords du Styx, à venir tourmenter les vivants, en général son plus proche parent, à qui incombe au premier chef le devoir de l’inhumer.

Du point de vue de la laïcité en tant que "droit idéal ", la puissance publique (entendons l’ensemble des formes organisées qu’elle se donne tant du point de vue constitutionnel qu’institutionnel) ne doit viser que le bonheur de la "polis ", de la cité, sans se préoccuper des options spirituelles des individus qui peuvent pratiquer les rites ou s’imposer des obligations d’ordre éthique comme bon leur semble. Le politique s’interdit de juger, de considérer que telle pratique, rituelle ou non, doit s’interpréter comme un bienfait ou un méfait pour l’ensemble de la Cité. La puissance publique fait valoir le droit qui est commun à tous, pour l’ensemble du corps social.

C’est dire aussi que toute référence à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 ne saurait faire l’impasse sur ses limites ou ses contradictions. Le préambule de cette déclaration, pour ne citer que cet exemple, fait bien référence à une sorte de religion d’Etat, une théologie déicole, un fidéisme de type déiste : " En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre suprême (souligné par nous), les droits suivants de l’homme et du citoyen " (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789). La contribution particulièrement éclairante d’André Frey (Libre Pensée de la Sarthe) insiste avec raison sur ce point : " Le droit de la société nouvelle n’est ni chrétien, ni catholique, comme sous l’Ancien Régime ; il reste déiste et il le restera tout au long de la Révolution. En effet, la Constitution monarchique de 1791, les Constitutions républicaines de l’An I (1793) et de l’An III (1795) invoquent toutes trois, dans leur préambule, l’Etre Suprême ".

D’une certaine manière, donc, la Révolution Française perpétua une conception cléricale de la société, en dépit de l’hostilité affichée de Condorcet à toute forme d’intronisation d’un culte officiel, d’un déisme légal. Cette question nous ramène, bien entendu, aux débats tumultueux qui virent l’opposition entre deux notions : l’instruction (thèse défendue par Condorcet) et l’éducation nationale (thèse de Rabaut Saint Etienne). Pour Condorcet, l’instruction est émancipatrice, parce que la diffusion du savoir ne peut qu’enrichir tout le peuple. Les robespierristes et ceux qui combattirent les idées de Condorcet sont avant tout inspirés par les thèses de J.J. Rousseau. Dans l’Emile, dans ses Confessions, Rousseau semble penser que l’ignorance, le défaut de savoir, en définitive, serait un gage de la pureté des sentiments. Selon lui, toute connaissance procède des sens, de la sensibilité, et non pas de l’entendement humain, des facultés de raisonnement. Dans son ouvrage "l’Emile ou de l’éducation ", publié en 1762, Rousseau prenait le contre-pied du "plan d’une université " de Diderot (1775) et récusait l’école comme lieu d’apprentissage des savoirs. Il fallait non pas "instruiree une nation ", mais la "civiliser ". C’est-à-dire la catéchiser. Cette idée de "conversion " du peuple, calquée sur les méthodes catéchétiques des prêtres, sera reprise par Rabaut Saint-Etienne lors des débats à la Convention en décembre 1792. Voilà ce qu’il déclare : " Existe-t-il un moyen infaillible de communiquer incessamment, tout à l’heure, à tous les Français à la fois, des impressions uniformes et communes, dont l’effet soit de les rendre tous ensemble dignes de la Révolution ? (…) Ce secret a bien été connu des prêtres qui, par leurs catéchismes, par leurs processions, par leurs cérémonies, leurs sermons, leurs hymnes, leurs missions, leurs pèlerinages, leurs statues, leurs tableaux, et par tout ce que la nature et l’art mettaient à leur disposition, conduisaient infailliblement les hommes vers le but que les prêtres se proposaient. Il suit de cette observation qu’il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale (souligné par nous). L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit ; l’éducation nationale doit former le cœur ; la première doit donner les lumières et la seconde les vertus. L’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous ; l’instruction publique est le partage de quelques-uns. Elles sont sœurs, mais l’éducation nationale est l’aînée " (cf. "les victoires de Jules Ferry " par Jean-Michel Gaillard dans le numéro d’octobre 1999 de la revue Histoire – pp. 43 44).

La totale liberté de conscience implique, ipso facto, l’égalité des droits, des droits égaux, qui dépassent le cadre de l’exercice d’une pensée, d’une faculté de jugement, de raisonnement. Egalité des droits rendue illusoire en raison de la division de la société en classes, d’une différenciation des conditions matérielles, sociales, d’existence des individus qui interdit toute forme de solidarité humaine (fraternité). Le principe de l’affirmation de la liberté de conscience implique la revendication de l’égalité des droits sociaux, politiques comme mode de réalisation d’une communauté fraternelle, d’une fraternité universelle.

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DES SOURCES JUDEO-CHRETIENNES DES DROITS DE L’HOMME

Revenons donc, plus en détail, aux Tables de la Loi ainsi qu’aux textes bibliques…De nombreuses contributions des fédérations départementales et groupement affiliés de la Libre Pensée dénoncent, à juste titre, cette imposture. La Libre Pensée de la Meuse nous invite à réfléchir sur cette question. Ginette Vargin-Orru (Fédération de Paris), dans un article intitulé "droits de l’Homme : rideau de fumée " dénonce avec sagacité la "sacrée impudence " qui consiste à assimiler les droits de l’homme à une sorte d’avatar des idées chrétiennes " en citant les paroles de Jacques Maritain. Elle rattache fort justement cette escroquerie intellectuelle à l’idéologie communautariste : " les enfants de dieu, écrit-elle, forment une communauté : les individus ne comptent pas dans une communauté ". Les remarques de Thierry Delaunay (Libre Pensée du Maine-et-Loire) considère que "vouloir imposer l’idée que les droits de l’homme sont une notion religieuse et surtout catholique est purement fantaisiste ". Et de citer certains textes de l’Eglise : " les vrais droits de l’homme naissant précisément de ses devoirs envers Dieu " Léon XII – Encyclique Liberta " (ibid.). Les observations, très pertinentes, de Jean-Bernard Lalaux (Libre Pensée du Nord- Pas de Calais) vont dans le même sens : " En effet, peut-on se fier à Blandine Kriegel lorsqu’elle affirme que la philosophie des Droits de l’Homme a une origine judéo-chrétienne ? ". Et de nous inviter à "une étude sérieuse des questions traitées " (J.B. Lalaux – document daté du 26 juin 1999). Cette contestation d’une refondation "cléricale " des droits de l’homme s’énonce également dans la contribution de Manu Fernandez qui rappelle, à juste titre, que "les Evangiles prônent la soumission aux puissants ". Eclairante aussi, la contribution remarquable de Gérard Plantiveau (Libre Pensée de Loire-Atlantique) qui nous invite à une "claire perception des choses ", pour mieux comprendre les enjeux des "actes de repentance " de l’Eglise Catholique. Gérard Plantiveau se lance dans le débat relatif au "glaive " et au "spirituel " et conclut : " c’est la distinction dans la subordination du temporel et du spirituel " qui conduit au "fameux principe de subsidiarité ". Analyse complétée, par ailleurs, par le monumental et inlassable travail de réflexion d’André Frey.

Qu’en est-il ?

A aucun moment, dans les textes bibliques, ne sont reconnues, affirmées, la liberté de conscience, l’égalité des individus et l’indifférenciation des conditions de vie. Contrairement à l’idée communément répandue par des penseurs (chrétiens), la Bible n’est pas à l’origine des droits de l’homme. Bien au contraire. N’en déplaise au pape Jean-Paul II qui influence bien des esprits… N’est-ce pas lui qui tonitruait dans son allocution à Paris en juin 1980 : " On sait la place que l’idée de liberté, d’égalité et de fraternité tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes" (sic). Pour nous, la religion du Livre est la négation même de cette idée, dans la mesure où elle impose une certaine idée, disons plutôt une vision totalement étriquée de l’homme. Toutes les religions révélées, et tout particulièrement les religions monothéistes (christianisme, judaïsme et islamisme) refusent à l’homme, du fait de son prétendu aveuglement, de sa finitude, de ses "infirmités " (qui se ramènent à sa nature peccamineuse), la possibilité de décider d’une régulation du corps social, des formes de socialité. L’homme doit s’en remettre à Dieu, ce qui revient à dire qu’il doit s’en remettre aux porte-parole de la divinité, donc au clergé.

Le clergé, en l’occurrence, ce n’est rien d’autre qu’une fraction de la société, une nomenklatura patentée qui considère qu’elle a été élue, qui déclare avoir été inspirée par Dieu ou bien qui avoir reçu la mission de dire et de dicter la loi, et donc de gouverner tout le reste des humains. Ce groupuscule, cette minorité prétend détenir la vérité universelle et entend dominer la majorité des humains au nom de cette vérité, d’un "credo " que personne ne saurait discuter. Le clergé, comme produit de la sécularisation de la mission sacerdotale des "orateurs d’Eglise ", des successeurs de Pierre et des évangélistes, incarne les aspirations d’une minorité à gouverner les autres, au nom d’une spiritualité, minorité qui constituera une "aristocratie " de chefs religieux, de prêtres, de clercs : c’est le principe même de toute théocratie.

D’autre part, la communauté humaine n’a pas besoin de devenir un peuple puisqu’elle est déjà le peuple de Dieu. Les aspirations des hommes relèvent de la "libido dominandi " conspuée par Saint-Augustin et Pascal, par exemple. Il est vain pour l’homme de définir des principes de constitution d’une société à venir, à construire, puisque le fondement de ces religions consiste dans "l’autoconstitution ". Il n’est pas question d’homme, de femme, d’individus, mais de "créaturess " de Dieu. Les besoins fondamentaux, les aspirations doivent être tenues à distance : il n’est pas question de les ériger en "droit ". L’identité n’est pas sociale, politique, ethnique : elle est métaphysique. La liberté n’existe pas. Tout au plus, ces religions admettent une forme de pensée morale, de conscience sur le plan éthique, qui balance entre le Bien et le Mal, éthique qui ne laisse entrevoir que le seul paradigme moral du Bien professé une fois pour toutes par le texte sacré. Pour ce qui concerne le christianisme, écoutons plutôt ce que le cardinal J. Ratzinger nous explique dans un article daté du 03 décembre 1999 : il existe un Dieu unique qui satisfait aux exigences du cœur de l’homme. Lorsque la loi se présente à lui, il la reconnaît comme le Bien. La "loi " est définie par J. Ratzinger comme ce qui est "bon par nature " (Le Monde – 03 décembre 1999). Et Dieu est le dépositaire de cette loi naturelle puisqu’il est le père de la Création. Relisons, une fois de plus, l’Epître aux Romains de l’apôtre Jean : " Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi, et tous ceux qui ont péché avec la loi seront jugés par la loi " (chapitre 2 verset 12). Le paradigme humain s’identifie à la faute, au Mal. Le paradigme divin contient dans sa totalité le Bien. Mais la "loi " peut être inscrite dans le "cœur " des hommes : " Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leurs cœurs, leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant ou se défendant tour à tour " (ibid. 2-14 ; 2-15).

Le bonheur de la Cité dépend étroitement d’une obéissance aveugle à une seule règle prescrite : l’amour de Dieu, qui sauvera les hommes. On rencontre ce leitmotiv de l’obédience dans les trois religions issues d’Abraham : le mot "islam " signifie en arabe "soumission ", "abandon confiant ".
 

Les lois bibliques : la négation des droits

Tous les textes bibliques font état de pratiques discriminatoires. On pourrait citer de nombreux textes mosaïques dans l’Ancien Testament, dont le chapitre VII du Deutéronome. De nombreuses nations tomberont devant Moïse : " l’Eternel, ton Dieu te les aura livrées et (lorsque) tu les auras battues, tu les dévoueras par interdit, tu ne traiteras point d’alliance avec elles, et tu ne leur feras point grâce " (chapitre 7 versets 1-2 : " Ordre de détruire les Cananéens et leurs idoles "). Donc, pas de quartier ! Comme dans le Lévitique. C’est Dieu, l’Eternel, Jéhovah, qui dicte la loi à Moïse, loi qui s’adresse aux enfants d’Israël et qui s’adresse aux blasphémateurs : " Celui qui blasphémera le nom de l’Eternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera " (Chapitre XXIV, verset 16). A aucun moment il n’est question de droits, mais toujours de devoirs.

D’ailleurs, les lois ne s’appliquent pas à tout le monde. On connaît les références multiples au "peuple élu ". La loi ne s’adresse pas aux "enfants légitimes en la foi ". Citons par exemple la première épître de Paul à Timothée : " Nous n’ignorons pas que la loi est bonne, pourvu qu’on en fasse un usage légitime ; sachant bien que la loi n’est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides et les meurtriers (…) tout ce qui est contraire à la sainte doctrine " (Chapitre 1 versets 7-10). Qui a parlé de droits de l’homme dans la Bible ? Ceux qui ne croient pas en Dieu n’ont qu’un seul droit, celui de mourir. La seule conscience admise, c’est la "bonne conscience ", c’est-à-dire l’adhésion "à une parole certaine et entièrement digne d’être reçue ". L’autre conscience consiste dans un "naufrage par rapport à la foi " (ibid. versets 18-20). Ne parlons pas de la femme, elle n’a aucun droit, sauf de se taire : " Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme, mais elle doit demeurer dans le silence " (verset 12). On peut tout aussi bien évoquer les textes vétéro-testamentaires, comme par exemple la Genèse : " Il (L’Eternel Dieu) dit à la femme : " J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi " (Ancien Testament- Genèse – Chapitre III – verset 17). L’histoire du Lévite d’Ephraïm, qui se trouve dans le Livre des Juges, témoigne du souverain mépris de la dignité de la femme exprimé dans l’Ancien Testament.

La mythologie judéo-chrétienne influencera longtemps les lois civiles en Occident. Même après la légalisation du divorce en 1884, la femme sera soumise à l'autorité du mari, du "chef de famille ". Il faudra attendre la création d’un Ministère des Droits de la femme en 1983 pour que ce concept de "chef de famille " disparaisse dans les textes officiels.

Précisons également que les textes bibliques ne postulent en rien une universalisation des droits des personnes. Il ne s’agit pas de placer les individus humains sous l’égide d’une chose qui serait commune à tous, d’une " res publica " (à l’origine de la notion de République ), mais au contraire instituent arbitrairement une " res privata ", une chose qui serait propre à certains, à ceux qui ont été " reconnus " par l’Eternel, le Créateur, Jéhovah. A cet égard , le verset 19 du chapitre 2 de l’épître de Paul est particulièrement significatif : " Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent " (Epître à Timothée).

Le christianisme, une religion d’amour ?

La religion chrétienne n’est pas davantage religion d’amour, de charité. Certains passages du Nouveau Testament ne sont jamais mis en exergue, ni cités dans les sermons paroissiaux, et pour cause. Evoquons le chapitre 12 de l’évangile de Jean (Arrivée de Jésus à Béthanie – Parfum répandu sur ses pieds pour Marie) : " Six jours avant la Pâque, Jésus arriva à Béthanie, où était Lazare (…)Marie, ayant pris une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Un de ses disciples, Judas Iscariote, celui qui devait le livrer, dit : " Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cent deniers, pour les donner aux pauvres ? ". Jésus répondit alors " Vous aurez toujours les pauvres avec vous, moi, vous ne m’aurez pas toujours " (ibid. versets 2-8). Dans l’Evangile de Matthieu, il n’est pas question de Judas mais des disciples de Jésus qui lancent : " A quoi bon cette perte ? " Et Jésus de répondre : " car vous avez toujours des pauvres avec vous, moi, vous ne m’avez pas toujours " (Matthieu, chapitre 26, versets 6-11). Même version dans l’évangile de Marc (chapitre 14, versets 3-9).

L’histoire de l’Eglise de Rome contredit également ce mythe de la pauvreté évangélique des serviteurs de la religion. Certes, le pape Nicolas III avait affirmé dans sa bulle " Exiit qui seminat " que jamais le Christ ou ses apôtres n’avaient rien possédé en droit. Mais au XIVème siècle, Jean XXII soutiendra, lui, que " la pauvreté ne réside que dans la disposition intérieure à la charité et non dans l’abstention de tout empire sur les choses du monde ". Ce pape ira même jusqu’à dire " que le Christ et les apôtres, possédant tout, cache ses richesses mais n’est pas pauvre " (article de Roger-Pol Droit à propos du " Court traité du pouvoir tyrannique " de Guillaume d’Ockham, publié dans Le Monde du 28 janvier 2000). On assimile trop facilement le christianisme à une religion de la " pauvreté " à partir d’une lecture trop rapide des textes théologiques. L’appât du gain, la réalisation d’un profit quelconque, la spéculation seraient contraires aux préceptes de l’Eglise. Qu’on relise donc la " Somme théologique ", publiée par le père dominicain Thomas d’Aquin au XIIIème siècle : " Si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite " (ibid.). On pourrait également se référer à la parabole des talents dans la Bible. Sans nul doute, Thomas d’Aquin a réhabilité l’idée de profit, pour le plus grand bien d’une Eglise qui devenait alors toute puissante. Enfin, il faut ajouter également que dans la perspective de la religion calviniste, par exemple, la réussite sociale et le profit demeurent l’expression de la prédestination divine. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi le protestantisme a contribué à la naissance du pré-capitalisme.

Le peuple élu contre les nations

En définitive, c’est peut-être la parabole des dix vierges qui rend le mieux compte de cette notion de " peuple élu " dans les textes bibliques : " le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l’époux. Cinq d’entre elles étaient folles, et cinq sages. Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles ; mais les sages prirent avec leurs lampes, de l’huile dans des vases. Au milieu de la nuit, on cria : voici l’époux, allez à sa rencontre ! Alors toutes ces vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes. Les folles dirent aux sages : donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent. Les sages répondirent : non, il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous (…) l’époux arriva, celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. Plus tard, les autres vierges vinrent et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous ! Mais il répondit : je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas " (Evangile de Matthieu, chapitre 25, versets 1 – 12).

La parabole est le prélude des textes théophaniques de l’Apocalypse qui annoncent les coups de glaive : " de sa bouche sortait une épée aiguë, pour frapper les nations " (Victoire sur la bête et le faux prophète, chapitre 19, verset 15). Tout l’Occident ne tardera pas à mettre , elle aussi, son épée au service de cette spiritualité, ce qui fut la cause de nombreuses tueries.
 
 

César et Dieu

La synthèse précédente, soumise au Congrès de Saint-Jean de Moirans, faisait référence , dans sa page 4, à " une épître fameuse aux Romains (qui) préconise de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ". Rendons tout d’abord aux évangiles de Matthieu et de Luc cette citation qui leur appartient puisqu’elle ne figure pas, précisément, dans l’Epître aux Romains de Paul. Dans l’Evangile selon Matthieu, Jésus répond aux pharisiens : " Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " (Mat. 22 ; 17-21). On retrouve textuellement cette même phrase dans l’Evangile de Luc dans le verset 25 du chapitre 20. L’analyse de ce passage prête, pour le moins à discussion, dans la mesure où elle oriente l’interprétation vers la démonstration totalement arbitraire, nous semble-t-il, d’une origine judéo-chrétienne, sinon paulinienne des droits de l’homme. Je cite : " Jésus crucifié fait figure de contestataire face à l’ordre romain au nom de la conscience et de la croyance, certes ! " (ibid. p. 4). Cette présentation de la figure christique est tout à fait outrancière, si l’on s’en tient aux excellentes analyses de Gérard Mordillat et de Jérôme Prieur dans leur livre " Jésus contre Jésus " (Editions du Seuil, Paris, Novembre 1999). Elle est d’ailleurs en contradiction flagrante avec le texte, que nous avons lu, de l’Epître aux Romains attribué à Paul et qu’on restitue ici : " Rendez à tous ce qui leur est dû : l’impôt à qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur " (Rom. 13 ;7). Le verset 1 de ce même chapitre de l’Epître aux Romains ne manque pas de clarté : " Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures (souligné par nous), car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu " (sic).

En outre, la présentation de la figure christique comme un porte drapeau de la résistance ou de la contestation sociale, ou même comme un prédicateur d’une amabilité charmante à l’égard de tous ceux qui l’écoutent, relève de la fable et des mystifications des légendes dorées. On a pu faire allusion à une épître, adressée aux Gaulois (les Galates), pour justifier une revendication de l’égalité au nom de la dignité humaine dans les prédications christiques. Encore une fois, revenons au texte de Paul (qui s’adresse aux Gaulois) et qu’il faut lire avec attention : " Pratiquons le bien envers tous et surtout envers les frères en la foi ". On devrait citer plutôt des passages où le personnage de Jésus n’apparaît vraiment pas à son avantage, où il se montre bilieux, colérique, peu amène. Par exemple, l’évangile de Marc. Dans le verset 19 du chapitre 9, Jésus lance à " une grande foule " venue à lui : " Race incrédule, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand vous supporterai-je ? ". On pourrait citer bien des passages des épîtres qui mettent en doute cette idée d’égale dignité, comme par exemple l’Epître à Timothée (chapitre 6, verset 2). Il y a bel et bien un ordre préférentiel, une différence qui est établie entre les créatures de Dieu. On ne peut pas vraiment dire que " la conscience humaine va s’éveiller à l’existence de la personne avec le christianisme " . A moins de vouloir emboîter le pas aux impostures intellectuelles du cardinal Paul Poupard et de certains théologiens de la libération, à la casuistique de Vatican II et de vouloir agréer aux actes de " repentance ". Non. On sent bien que dans une telle perspective, celle d’une source judéo-chrétienne indiscutable des droits de l’homme, tous les moyens sont mis en œuvre pour forcer une interprétation, que rien ne viendrait contredire formellement. Dans le prolongement de cette même posture interprétative, tout est également mis en œuvre pour épargner au cléricalisme un procès, un acte d’accusation, au nom des droits de l’homme. Peut-on considérer les guerres de religion, les inquisitions comme des " excès " ou des " déviations " ? C’est précisément ce que Jean-Paul II et le Saint-Siège s’efforcent de nous faire admettre aujourd’hui. " Déviations ", " excès " ou bien orientations naturelles et nécessaires de tous les dogmatismes, des formes monothéistes de spiritualité ? Le débat est ouvert. Pour notre part, nous ne pouvons souscrire à ces propos qui minent la crédibilité de la philosophie libre penseuse , tout en s’inscrivant dans le droit fil des tentatives actuelles de l’Eglise Catholique pour faire admettre un sincère repentir.

Mais revenons à l’allusion de Jésus à propos de César. La synthèse soumise au débat lors du Congrès de Saint-Jean de Moirans laisse entendre qu’il s’agirait ici de l’une des premières tentatives de théorisation de la laïcité, dans la mesure où Jésus distingue le politique et le spirituel, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, le premier étant indépendant du second. Bref, Jésus serait le prophète de la laïcité puisqu’il semble interdire toute tutelle du pouvoir spirituel sur le pouvoir politique. Jésus ne signifie pas ici qu’il faut se soumettre à la personne de César (en fait, Tibère). Il veut dire qu’il faut obéir aux lois, celles qui organisent la vie en collectivité. Cette obéissance ne connaît aucune limitation. On en revient à la même question de la liberté de conscience qui s’éveillerait, selon certains, avec le christianisme. Or , cette liberté de conscience n’a aucun sens dans la mesure où elle serait détachée d’une liberté des actes. " Rendez à César ce qui est à César, etc… " signifie en fait qu’il n’y a pas plus de liberté de conscience que de liberté en acte. L’organisation de la politique, les modalités de l’action politique, dans la " polis " ou la Cité des Hommes pour reprendre l’expression augustinienne, échappe à toute tentative de régulation d’une spiritualité quelconque. Ce qui revient à séparer la conscience et toute action. Tout acte est réglementé par la loi (de César). Toute conscience ne peut être que conscience de Dieu, que s’identifier à la foi. Le mot " foi " vient du latin classique " fides " qui signifiait " loyauté ", " parole donnée " ou bien " promesse ". Le latin ecclésiastique lui donne comme sens la " confiance en Dieu ". Le latin médiéval retient le sens de " croyant " qu’il oppose à " infidèle " (à la loi de Dieu), qui désigne très souvent les Musulmans.

Il faut être fidèle à Dieu, de même, il faut être fidèle à César, à l’empire romain. De la même manière, au XIVème siècle, le " féal ", c’est celui qui est " fidèle à la foi jurée ". Il n’est pas question d’individus, mais de sujets. La religion, en fait, ne connaît pas des individus : " je ne vous connais pas ", proclame bien souvent Jésus Christ à ceux qui n’adhèrent pas aveuglément à sa parole. C’est la négation même des droits de l’homme.

Le christianisme interdit toute forme de fécondité de la conscience , qu’il s’agisse d’une conscience de la spiritualité ou bien d’une conscience du politique. De ce seul et premier point de vue, le judéo-christianisme ne saurait avoir accouché des droits de l’homme. Les épîtres de Paul ne laissent planer aucun doute sur le fait qu’il s’agit de se conformer à l’ordre établi. Il était d’autant plus facile pour Paul de Tarse de se conformer au droit romain qu’il était lui-même citoyen romain et donc fondé en droit à faire appel à la juridiction romaine.

Une interprétation naïve, que les parangons de la laïcité ouverte reprennent à leur compte, consisterait à dire que Jésus a proclamé la séparation du religieux et du politique et que sa parole serait à l’origine de la pensée de Condorcet et de l’idéal laïque. Et puis, on le sait bien , hors de l’église , point de salut. " Mon royaume n’est pas de ce monde " proclame Jésus. Donc, l’avènement de la justice, du bonheur, ne dépend pas du monde mais de l’au-delà. Il faut que le ciel descende sur la terre. Dans le monde d’ici-bas, il n’y a rien de rendu possible par la raison humaine, par la capacité d’autodétermination des individus. Il n’y a pas d’autre promesse que celle de la venue du Messie, de la Rédemption. L’aspiration consciente , traduite en actes, à des droits quelconques est vaine. Au bout du compte, à travers César, c’est la raison humaine , l’exercice autonome de la raison , son activité consciente qui sont congédiées, comme l’a très bien souligné Karl Marx. César nous ramène au thème d’une impossibilité ontologique, inscrite dans les textes bibliques, de la perfectibilité humaine. Cette dernière ne dépend que de Dieu et de Dieu seul. Ce qui importe, ce n’est pas l’indépendance des hommes, mais leur interdépendance " dans l’alliance du peuple avec Dieu " comme le souligne fort justement Henri Pena-Ruiz dans son livre " Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité " (Editions PUF, p. 169).

Tout cela peut paraître contradictoire. Nous avons cité plus haut l’Evangile de Jean : " Mon royaume n’est pas de ce monde " (chapitre 18 – " Jésus devant Pilate, gouverneur romain " - verset 36). Mais Jésus ajoute : " Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon royaume n’est point d’ici-bas " (ibid.). La citation complète semble donc invalider les exégèses du christianisme primitif relatives à l’indifférence du spirituel qui ignorerait souverainement l’ordre temporel. L’histoire même du christianisme contredit cette idée. La querelle des investitures, le gallicanisme n’auraient eu aucune justification…
 

Pour en finir avec les mythes de fondation des droits de l’homme

Ceux qui pensent ou expriment l’idée que la religion, et tout particulièrement le judéo-christianisme, est à l’origine des droits de l’homme (parce que plus généralement, ils pensent la religion comme la quintessence du patrimoine socioculturel), ceux-là concèdent aux forces cléricales , aux représentants des églises que leur spiritualité est constitutive de la culture, de la vie politique et sociale. Dans un article récent, Lucienne Girard avait à juste titre dénoncé cette mystification de l’histoire culturelle, cette vision " christocentriste " de l’histoire occidentale (" Mythes antiques et figures bibliques " - Rubrique " Littérature " - La Raison n° 430 – Avril 1998 – pp. 21-22).

Régis Debray, dans ses travaux relatifs à la " médiologie " a également insisté sur le rôle des mythologies, des religions ou des formes de représentation symbolique païennes dans l’iconographie religieuse : " le premier art chrétien ", écrit-il, pour satisfaire une sorte de boulimie optique des représentations divines, a littéralement pillé " le répertoire décoratif païen " (Régis Debray : " Transmettre " - Editions Odile Jacob – Paris).
 

Depuis quelques années, de nombreuses analyses sociologiques, historiques et politico-économiques passent au crible le patrimoine culturel de la laïcité en discréditant le colonialiste Jules Ferry, en dénonçant le nationalisme traditionaliste des " hussards noirs de la République ", etc… Dans le même temps, les analyses qui défendent l’idée que le judéo-christianisme serait à l’origine des droits de l’homme se gardent bien d’utiliser ces mêmes méthodes d’investigation ou de critique historique. Souvent, les auteurs de ces deux analyses sont les mêmes…Troublante convergence. On peut ranger Jean Baubérot (auteur de l’ouvrage " Vers un nouveau pacte laïque " - Paris – Editions du Seuil – 1990) dans cette catégorie, en témoigne d’ailleurs un récent article publié par l’US Magazine (N° 510 – Novembre 1999 – pp. 9-10).

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LES DROITS DE L’HOMME : PRODUIT ET FACTEUR DE L’HISTOIRE

Tout au long de la rédaction de cette synthèse, notre réflexion a été inlassablement sollicitée par la contribution de la fédération des Deux-Sèvres (Libre Pensée 79 ) largement inspirée, nous précise Jean Maquart par un ouvrage de Giorgio Del Vecchio, professeur de droit à l’Université de Rouen. " La Révolution, selon J. Maquart, c’est la lutte entre deux programmes, deux systèmes politiques, et elle ne saurait se résumer à l’application d’un seul programme " (ibid. page 1). Dans son projet d’intervention dans la commission " Question à l’étude ", daté du 1er août 1999, Jean Maquart revient sur cette idée : " Cet acte historique de la proclamation des droits de l’homme est tellement lié à l’histoire, et répond si intimement à la nécessité d’une époque, qu’on dénombre 27 projets de déclarations des droits proposés pendant la crise révolutionnaire à la réflexion de la représentation nationale ".

Cette contribution est particulièrement éclairante, c’est pourquoi nous nous bornerons à en citer de larges extraits : " La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen se présente comme l’énumération de droits et garanties propres à chaque membre de la société humaine. Cette idée que l’être humain possède, par nature, des droits inaliénables qui doivent être reconnus par l’Etat, avait déjà été énoncée par la philosophie du siècle des Lumières. Contrairement aux postulats millénaires despotiques et religieux qui ont accablé, cette déclaration solennelle met l’individu – membre de l’espèce humaine – à la place que lui assigne sa nature, c’est-à-dire au centre des rapports sociaux ". Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur les notions centrales de " droit naturel " et de " droit positif ". Mais, d’emblée, une question de fond est posée : " la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen est-elle l’aboutissement d’une réflexion philosophique (qui conduira à la révolution) ou bien le fruit (le produit condensé) d’une crise sociale et politique bien réelle, bien matérielle " ?

Pour J. Maquart, cette déclaration consiste avant tout dans la proclamation d’un principe " vers lequel la nouvelle conscience historique " et qui " fut conduite à s’orienter, poussée par l’expérience soufferte – l’expérience de la lutte des classes en présence – éclairée par la spéculation philosophique ". On retrouve ici, à l’évidence, l’énoncé des prolégomènes du matérialisme dialectique, énoncé qui tourne le dos, bien sûr, à la métaphysique de l’origine judéo-chrétienne des droits de l’homme. On peut ajouter aussi qu’une grande partie du Tiers-Etat, de la bourgeoisie était pétrie d’histoire romaine. Poursuivons notre lecture : " la nécessité de réformes qui devait conduire à l’abolition d’un régime dégénéré et désormais incapable de se rénover eut, dès le début, sa réponse théorique dans l’idée d’une Déclaration des droits fondamentaux. Il y a une parenté d’origine entre les exigences vitales (et bien réelles) de la nation à cette époque et cette idée des droits de l’homme " (ibid. p. 2). La promulgation d’un exposé des droits fondamentaux doit être comprise comme un acte préliminaire de la constitution. Un lien étroit est établi entre les postulats philosophiques et les besoins réels : " Chacun de ces droits dont on demandait la reconnaissance signifiait précisément l’abolition d’une série d’abus devenus intolérables, et correspondait par conséquent à un besoin concret et urgent de la nation. Donner à la Déclaration un seul contenu idéologique qui aurait été la cause de l’explosion de violence révolutionnaire qui suivit est une vue erronée (…) Si la Déclaration des droits inaugura une période de crise d’une violence sans pareille, ce ne fut pas parce que ces droits proclamés ne répondaient pas à des exigences historiques (…) tout au contraire, c’est le retard historique de leur application qui fut cause du désordre général et sanglant ". Selon J.Maquart, la crise révolutionnaire peut être considérée comme la conséquence de " ces désaccords entre l’être et le devoir être de la réalité, entre le présent comme passé et le présent comme futur poussent l’histoire en avant et font le dynamisme de la vie (…) de ces exigences qui, sur le fondement même de l’histoire, se posent en terme de conscience du droit ". Mais elle ne se résume pas à un " choc des idées ", car cette " conscience des droits naturels légitimes, cette conscience blessée par une société despotique, cette revendication de droits nouveaux qualifiés de naturels, c’est-à-dire légitimes , cet essor philosophique des Lumières (…) se sont façonnés au cours d’un processus où les besoins matériels nouveaux générés par l’activité (matérielle) sociale et économique changeante, se sont heurtés à l’enveloppe rigide héritée du passé et ont nécessairement débouché sur la revendication du changement, fondé sur un statut nouveau de l’homme " (ibid.) . On ne saurait mieux dire. On peut douter du fait que ce soit au XVIIIème siècle que le malaise économique ait pris des proportions excessives. En fait, toute l’histoire du Moyen-Age est marqué par les révoltes paysannes, les jacqueries qui sont incessantes. Tout le XVIIème siècle est marqué par des crises de subsistance, par la disette, la maladie. Les peuples d’Europe sont épuisés par les guerres, par la famine, par les impôts. Certains historiens admettent que les deux années de disette que sont 1692 et 1693 ont causé la mort de 2 à 3 millions d’habitants dans le royaume de France. Il convient de rappeler également que la Révolution ne fut pas seulement l’œuvre du peuple qui brûlait les châteaux, ou de la bourgeoisie, mais aussi d’une partie de l’aristocratie : les activités de Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, devenu député à la Convention en 1793, assassiné la veille de l’exécution du roi Louis XVI par le garde du corps Pâris, et considéré par les révolutionnaires eux-mêmes comme le premier martyr de la liberté, en témoignent.

Nécessité de la démarche comparatiste

En outre, une étude comparative approfondie des différentes Déclarations , notamment celle de 1789 et celle de 1776 (Déclaration américaine du 4 juillet 1776) montrerait l’évidence et la pertinence du propos de J. Macquart. Du point de vue de la philosophie religieuse, l’Etre Suprême dans la Déclaration française est un simple observateur (dont la fonction est essentiellement testimoniale), alors que dans la Déclaration américaine, il s’agit bien de Dieu, du " Créateur ". Sans sombrer dans l’historicisme, on peut rappeler que la Déclaration américaine visait l’indépendance, la disparition de la mise sous tutelle de l’Empire britannique des futurs Etats de l’Union, en rappelant le " droit ". Le but des Américains, c’est avant tout de démontrer que les Anglais ne respectent pas les droits des peuples et les droits des individus. C’est de contester l’autorité d’une souveraineté. Rien de tel dans la Déclaration française qui institue une souveraineté, qui vise avant tout l’institution d’une Constitution et d’un Etat souverain, d’une Nation, en disant le " droit ". De plus, dans cette dernière Déclaration, celui qui édicte le droit, ce n’est pas " Dieu ", le " Créateur ", mais bien le législateur, les délégués de la nation dûment mandatés par le peuple, les dépositaires de la volonté générale (" Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale " - Préambule de 1789). En matière de philosophie du droit, on pourrait démontrer tout ce qui oppose ces deux Déclarations. Ce que résume Blandine Barret-Kriegel ainsi : " Là où la Déclaration américaine cherchait les droits de l’homme dans le respect de la loi naturelle, la Déclaration française construit les droits du citoyen dans la fondation d’une société civile. Dans le texte de 1789, ce qui, par comparaison avec le texte de 1776, est évacué, c’est le rapport théologico-politique de l’homme à Dieu, c’est l’ordre de la loi naturelle et, ce qui est élimé, adouci dans son arête vive, c’est le droit naturel " (" Les droits de l’homme et le droit naturel " - Quadrige / PUF – 1989 – chapitre I " Les déclarations des droits du XVIII° siècle et leur destin " - page 27).

Et en même temps, la rédaction des Déclarations, les énoncés du droit en France et outre-Atlantique dépendent très étroitement du contexte politique, historique et socio-économique. Enfin, au-delà des oppositions entre les énoncés du droit, il faudrait aussi y discerner des ressemblances, des rapprochements, compte tenu du rôle joué par les étrangers proclamés députés par l’Assemblée Nationale. On lira à ce propos l’excellent article de Naraghi Ehsan dans le numéro spécial " La Révolution Française de 1789 " de la revue Histoire (" Les citoyens étrangers de la République " - page 13).

La critique des droits de l’homme

La Révolution française peut-elle être réduite à une entreprise de dictature, ou tout au moins de promotion de la bourgeoisie qui aurait alors abouti à la domination de cette classe sur l’ensemble de la société. De ce point de vue, la proclamation des droits de l’individu se résumerait à un acte de légitimation de la dictature économique de cette bourgeoisie. De ce point de vue, l’individualisme qui imprègne la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen serait l’expression de la mentalité bourgeoise, des idées de la bourgeoisie et non pas une idée universelle. Les droits de l’individu seraient fondés sur une falsification, un maquillage des besoins et des aspirations de tous les hommes qui aurait conduit à une dictature de classe. La défense des droits de l’homme et du citoyen coïncide alors avec une tentative de déguisement, de travestissement de la domination d’une classe, la bourgeoisie, sur l’ensemble de la société et de justification des violences sociales infligées aux masses laborieuses.

Cette position est difficilement tenable. Les droits de l’homme ne seraient plus fondés sur un espoir universel, sur l’idée d’une universalité des droits. Force est de reconnaître que les proclamations des droits de l’homme et du citoyen à l’époque révolutionnaire dépassent le cadre trop strict, trop étroit de cette conception réductrice de l’histoire. En fait, ces déclarations successives sont totalement contradictoires avec l’état réel de la société, avec la situation concrète, qu’elle soit économique, politique, ou sociale. Les droits de l’individu, les libertés individuelles, l’égalité, la fraternité constituent des entités totalement abstraites. Les concepts d’homme universel, de droit universel , l’idée d’une Nation où l’on ne peut recevoir de loi que de soi-même, sont forcément une abstraction complète, au regard des conditions matérielles d’existence des hommes et des femmes à la fin du XVIIIème siècle. Comment comprendre que la République, en définitive, désigne ce " lieu où personne ne commande ", pour reprendre l’aphorisme de Paul Bert ? L’idée même de " nation " prend à contre-pied un bon nombre de citoyens, voire même de militants républicains ou libres penseurs. Le mot " nation " tire son origine étymologique du latin classique " nascor ", qui veut dire " naître ". Ce qui nous renvoie au lieu de naissance. Certes. Mais la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 prive précisément les individus d’un lieu de naissance. Elle définit l’individu par l’humanité et non plus par l’origine de sa naissance, par son ascendance, par ses attaches à une classe sociale, à une catégorie sociale. Elle délivre les citoyens de toute appartenance, elle déracine l’individu pour le replacer dans le cadre d’une Humanité assez abstraite, certes, mais qui lui ouvre l’horizon d’une affirmation radicale de son autonomie. Cette contradiction formidable entre les ambitions, ou même l’œuvre des révolutionnaires a permis de voir se développer le rôle politique de la classe bourgeoise qui finira par dominer la classe des travailleurs. Le développement de la société capitaliste connaîtra toute une série de soubresauts en raison même de cette contradiction entre l’affirmation de droits abstraits et leur application dans les faits. Toutes les contributions des fédérations et groupements affiliés évoquent, parfois avec beaucoup d’émotion, ce vécu de droits non réalisés, ou réalisés d’une manière très imparfaite dans les faits. Tous les documents de réflexion s’attachent à déplorer, à fustiger ou tout simplement à démontrer, sans aller plus loin, parfois, la disjonction entre l’égalité de droit et l’inégalité en fait.

Ce qui nous amène à pousser la réflexion et à ouvrir le débat (ou le faux débat) entre les " droits liberté " et les " droits créance ".

Droits liberté et droits créance

Au cours d’une conférence sur le thème des droits de l’homme organisée à l’initiative de la Libre Pensée à Epinal le 30 avril 1999, le philosophe Jean-Loup Bidot (qui présidait alors le Comité " Ecole et République ") s’efforça de développer la question dans son exposé. Il distinguait les " droits-liberté " ou " droits de " et les " droits-créance " ou " droits à ". Les " droits de " correspondent à la liberté de conscience, au droit de se déplacer, de s’associer, ou d’être propriétaire. Ces droits, assez abstraits, théoriques, ou formels, ne s’accompagnent pas d’un pouvoir réel. Notre conférencier prenait l’exemple d’un citoyen pauvre : il bénéficie du droit de se déplacer, mais il ne peut pas jouir de ce droit compte tenu de la misère de ses conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de proclamer des " droits créance " : le droit à une protection sociale, le droit à l’éducation, à la santé, à une retraite, etc… Et de citer ensuite le préambule de la Constitution de 1848 dans lequel l’Etat se proclame responsable du bien-être des citoyens, se reconnaît des devoirs, le devoir de garantir une justice sociale qui aille dans le sens d’une égalisation des conditions d’existence matérielle des habitants de la cité. Jean-Loup Bidot évoque également le préambule de la Constitution de 1946 qui rappelle les " droits-liberté " pour édicter des " droits-créance ", des droits sociaux. Ce Préambule proclame le droit d’obtenir un emploi et de le défendre par l’action syndicale, le droit de grève, le droit à une protection sanitaire et sociale, le droit à la sécurité matérielle en cas d’incapacité de travailler, etc…

Rappelons ici, toutefois, que les droits de créance n’ont pas attendu le XIXème siècle pour être formulés dans les textes constitutionnels. Loin de s’opposer aux libertés, aux droits civils et politiques (considérés comme inhérents à la personne du citoyen et donc à une permanence de la nature humaine, comme des " droits naturels " donc…), les droits de créance (c’est-à-dire les droits sociaux, économiques, culturels, qui sont effectivement des créances sur la société et nécessitent une action positive de l’Etat, qu’on retrouve sous l’expression de " droit positif "), ces deux formulations du droit apparaissent d’emblée comme complémentaires. " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits " proclame le premier article de la Déclaration du 26 août 1789. On peut, certes, distinguer, établir une typologie des différents droits : droits de première génération (droits civils), droits de deuxième génération (droits sociaux), de troisième génération (droits de solidarité) voire même de quatrième génération (droits bioéthiques). Pourquoi pas… Mais la valeur de telles oppositions doit être considérée comme relative. D’abord parce que toutes les libertés sont nécessairement complémentaires entre elles : les libertés de conscience, d’opinion, de diffusion, de déplacement, de communication ne peuvent pas s’opposer. D’autre part, il existe une complémentarité entre les " droits-liberté " et les " droits-créance ". La liberté ne peut se concevoir sans égalité et l’égalité ne peut exister sans liberté. Un grand nombre de libertés ne peuvent s’exercer sans une aide financière ou matérielle de l’Etat et de ses institutions. D’autre part, la Déclaration montagnarde qui précédait la Constitution du 24 juin 1793, à laquelle Condorcet participa activement, proclame bien que " le but de la société est le bonheur commun " dans son article 1 et si elle ne mentionne pas, certes, le droit au travail, en revanche elle affirme que " les secours publics sont une dette sacrée ", que " la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler " (article 21). Enfin, cette déclaration précise également que l’instruction est " le besoin de tous " et que l’Etat " doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens " (ibid. article 22). Ce que reformulera le préambule de la Constitution républicaine du 4 novembre 1848 : la République reconnaît " devoir assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant , à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ", devoir favoriser et encourager " le développement du travail par l’enseignement primaire et gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier (…) l’établissement par l’Etat de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ". Ce préambule de la Constitution de 1848 (célébrée, rappelons-le, par une messe), appelle bien sûr de nombreux commentaires sur les visées ou les motivations d’un droit ou de droits qui s’énoncent d’une manière radicalement différente que sous la plume des montagnards.

Revenons aux implications de la distinction entre " droits-liberté " et " droits-créance ". Si l’on se place du point de vue de l’exercice des libertés individuelles, la loi aurait donc pour fonction d’interdire toute tentative d’attenter à ces libertés. La conception de l’Etat qui en découle, selon J.L. Bidot, serait celle d’un Etat de police ou d’un Etat " libéral ". La démocratie est avant tout une démocratie politique : la fin de la cité consiste dans la garantie de toutes les libertés individuelles. En revanche, pour ce qui concerne les droits de créance, on a affaire alors à un Etat Providence, qui doit fournir à chacun des services, qui doit garantir l’égalité matérielle entre les citoyens, la justice économique et sociale : c’est la démocratie sociale, qui se fixe pour but l’égalisation des conditions d’existence matérielle de tous. Cette idée d’Etat Providence se profiler à travers les Ateliers Nationaux de Louis Blanc en 1848, ou bien à travers le plan Beveridge, voire même la politique du gouvernement de la Libération, déjà appliquée peu auparavant à Alger…

Au cours de cette conférence fut citée la déclaration à l’Assemblée Nationale d’Alexis Tocqueville, le 12 septembre 1848 : " Ou l’Etat entreprendra de donner à tous les travailleurs qui se présenteront à lui l’emploi qui leur manque et alors il est entraîné peu à peu à se faire industriel. Et comme il est l’entrepreneur d’industrie qu’on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser du travail, il est invinciblement conduit à se faire le principal et bientôt, en quelque sorte, l’unique entrepreneur de l’industrie. Or cela, c’est le communisme. Si au contraire, l’Etat veut échapper à la nécessité fatale dont je viens de parler, s’il veut, non plus par lui-même et par ses propres ressources, donner du travail à tous les ouvriers qui se présentent, mais veiller à ce qu’ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est obligé de faire en sorte qu’il n’y ait pas de chômage. Cela le mène forcément à distribuer les travailleurs, de manière à ce qu’ils ne se fassent pas concurrence, à régler les salaires, tantôt à modérer la production, tantôt à l’accélérer. En un mot, à se faire le grand et unique organisateur du travail. Et c’est ce en quoi réside l’essence du socialisme ".

Nous ne suivrons pas notre conférencier sur le terrain de l’analyse d’une supposée " composante eudémoniste " ou " utilitariste " de la morale des droits de l’homme, même s’il ne fait aucun doute que l’élargissement des droits sociaux et économiques comme expression sur un plan juridique de la légitimation des créances ou des licences individuelles ouvre la voie à une démultiplication des obligations individuelles ou collectives, des contraintes du droit.

Rousseau et le principe d’égalité

Qu’il s’agisse de liberté ou d’égalité, leur idée même est porteuse de contradictions. Rousseau l’avait très bien démontré dans son " Contrat Social " (1762). L’égalité naturelle, cela n’existe pas. Le droit à l’égalité ne vise pas à détruire ce qui est donné naturellement à chacun d’entre nous. On reste inégal par la force, par ses aptitudes ou ses capacités physiques. Les droits de l’homme consistent dans un pacte au terme duquel les hommes ne pouvant naturellement qu’être " inégaux en force ou en génie " deviennent " tous égaux par convention et de droit ". La philosophie de Rousseau est sans doute contestable, dans la mesure où elle s’inspire d’une vision aristotélicienne du monde qui institue une hétérogénéité entre les êtres humains. La physique d’Aristote, on le sait, se fonde sur une partition, une hiérarchie des êtres, des éléments plus ou moins parfaits (les corps légers, les corps lourds, etc…). Toutefois, il faut lire et analyser l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 (" Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ") comme une traduction des idées rousseauistes. Cet article opère, implicitement, une distinction entre la naissance, le moment de la naissance de l’individu humain (part d’humanité , de nature dans l’homme) et son devenir dans la société, en tant qu’individu citoyen (part de citoyenneté, de socialité dans l’homme). L’article 2 affiche ouvertement le souci de se référer aux droits naturels : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ". Les droits-liberté se fondent en grande partie sur cet article 2 et donc sur une certaine conception des droits naturels. Mais dans l’article 1, on ne saurait distinguer formellement ce qui relève des droits conférés par la nature et les droits civils instituant une citoyenneté politique qui implique, ipso facto, des droits-créance. " Les distinctions sociales ne sont fondées que sur l’utilité civile " : c’est une façon de reformuler l’idée de Rousseau selon laquelle les " hommes deviennent tous égaux par convention et de droit ", dans la mesure où l’on établit une continuité entre l’état de nature (acte de naissance) et l’état civil (développement dans la vie sociale). Contrairement à ce qu’écrit Blandine Barret-Kriegel, les droits naturels constituent bien, de manière formelle sans doute, le but de la Déclaration. Mais en même temps, ils sont un moyen, un remède, une méthode prophylactique pour pallier les désordres politiques, pour éviter le chaos. Et c’est bien le droit civil qui permet l’institution d’une constitution garante du bonheur de tous : l’action politique a pour finalité " que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous " (Préambule de la Déclaration de 1789). Or, les droits-créance coïncident avec ces " réclamations des citoyens "… De ce point de vue, on ne saurait démêler dans les articles déclaratifs ce qui relève du droit individuel, du droit des gens (" propriété "), du droit naturel (" liberté ") et du droit civil (" égalité "), du droit pénal (" la sûreté "), voire du droit politique (" la résistance à l’oppression "). Tout est mêlé. Et il n’est pas dit que les créances des citoyens (" les réclamations des citoyens ") occupent la seconde place ou jouent un rôle second dans la Déclaration elle-même. On ne saurait donc conclure à une cardinalité , à une " primordialité " d’un droit sur l’autre.

Des réclamations des citoyens et de la croissance de l’Etat

En vertu de ce principe qui fait jouer un rôle moteur aux " réclamations des citoyens ", il est vrai que chaque fois qu’un Etat accorde un droit nouveau à des citoyens, il faut créer une structure étatique qui garantisse ces droits. De ce point de vue, la multiplication des droits de créance est indissolublement lié à cette excroissance, à un mouvement de croissance de l’Etat, au risque de tensions possibles dans la société, tensions qui seraient donc constitutives de la formulation des droits. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dans cette perspective, aboutit alors à une situation paradoxale : une " révolution permanente " où les hommes s’efforceraient d’être ce qu’ils ne sont pas, de devenir égaux. Le droit à la propriété privée proclamé formellement ne permet pas de régler en soi le fait que celle-ci est distribuée inégalement. Les " droits-liberté " servent, en définitive, à légitimer les inégalités sociales : on annule pour le plus grand nombre la possibilité de bénéficier de ce droit à la propriété, d’exercer ce droit. La critique marxiste y a vu, on le sait, la défense des intérêts de classe de la bourgeoisie, la sauvegarde des intérêts de cette classe qui possédait les moyens de production. Les déclarations des droits de l’homme, formulées à l’époque de la Révolution Française, n’ont pas permis de surmonter ces contradictions. Le marxisme et les différentes familles de pensée qui s’y rattachent ont essayé de dépasser ces contradictions en prônant l’abolition des lois de marché, du système capitaliste. L’Histoire du XXème siècle, les " maillages " politiques et sociaux des sociétés ont été profondément marqués par ces deux mouvements contradictoires que sont la référence formelle à l’idée des droits de l’homme et la critique des droits de l’homme. Un exemple : le Préambule de la Constitution de 1848 postule la nécessité d’avoir un travail, et donc un salaire. La Déclaration Universelle de 1948 pose aussi la nécessité d’un " salaire minimum ". Or, affirmer ce droit, c’est d’une certaine manière entériner – de fait – une distribution inégale des richesses produites par une économie. A chaque fois, on accentue le caractère contradictoire, problématique des droits.

Finalement, plus la déclaration, la reconnaissance d’un droit s’éloigne de l’universel, du présupposé de l’unité de l’Humanité et plus on en diminue la portée. C’est ce qui ressort, par exemple, des contributions de Louis Santéri et de Renée Laurent (Libre Pensée de Savoie) qui réfléchissent tous deux au sujet des différences de formulation des droits. La conclusion de Renée Laurent consiste à dire que " nous entrons dans une société de non-droits " puisque " la guerre règne dans plus de quatre-vingt pays, détruisant le simple droit à la vie ", puisque " le travail n’existe plus qu’en fonction des besoins de la spéculation ", et que " plus de 250 millions d’enfants travaillent dans le monde ". Société de non-droits parce que " plus de 50 millions d’enfants meurent chaque année de faim, de maladie ", " le chômage, le travail précaire, les bas salaires remplacent peu à peu le droit au travail reconnu dans la déclaration de 1948 " et que " le droit aux soins est en passe d’être relégué au musée des raretés , le droit au logement disparaît " (ibid.). Comme le formule cette contribution, " la liste est longue ". Se pose alors la question : " Mais comment alors parler de droits dans cette situation " ? D’autant plus qu’en France, " comme dans toute l’Europe, le vocabulaire est évocateur de la remise en cause de nos droits. On nous parle d’égalité des chances et non plus de droits, d’équité et non plus d’égalité, de quotas (…), de contrat éducatif local (différent entre les écoles), contrat temps libre, contrat cantonal de la jeunesse (différent par canton), contrat local de sécurité, contrat global dans la santé, contrat dans l’enseignement par la DHG (dotation horaire globalisée), contrat local de développement (commune, canton…) " (ibid. page 2). Et l’auteur de cette contribution d’insister sur le fait qu’on " assiste à un émiettement social où de plus en plus on développe le chacun pour soi " , ce qui nous amène dans une situation où l’ " on revient largement avant la révolution française ". Les remarques de Louis Santeri vont dans le même sens et appellent à une émancipation de l’humanité toute entière de toutes les formes d’oppression.

Sur quoi repose un tel éloignement dans ce rapport inversement proportionnel entre la déclaration et la réalisation des droits ? Sur les contradictions de la société elle-même et donc sur les conditions socio-historiques de l’expression et de production des lois qui dictent les droits. Les limitations imposées aux " droits-liberté " ainsi qu’aux " droits-créance " nécessairement complémentaires expriment ou recouvrent des inégalités sociales, économiques, culturelles bien réelles. Autre façon de dire ici que l’histoire des droits de l’homme ne s’est pas faite en dehors de l’histoire, des rapports sociaux et économiques qui fondent telle ou telle société. Les droits de l’homme portent les stigmates de l’histoire. Cette évidence s’est imposée dans les débats de la Libre Pensée de Savoie : " déclarer les droits, c’est mesurer l’écart qui nous sépare de leur réalisation " (Discussion du 23 janvier 1999 – Complément des contributions).

Des historiens pensent, par exemple, que la Déclaration Universelle de 1948 est le résultat d’un compromis entre deux parties : la partie qui se référait aux idées de liberté (démocraties occidentales) et la partie qui se référait aux idées d’égalité (démocraties populaires).

La question relative aux droits de l’homme reste posée encore aujourd’hui. Suffit-il de penser, de nous penser " libres et égaux " en droit, de nous imaginer ainsi dans une société donnée pour être ou pour devenir (un jour) libres et égaux ? Comme le rappelait Jean-Loup Bidot à l’issue de sa conférence, il ne fait aucun doute que ces attentes métaphysiques ne remplaceront en rien l’engagement politique du citoyen clairvoyant dans la vie de la cité. Cet engagement prend nécessairement la forme d’une prise de conscience de toutes les formes d’obscurantisme. Il ne s’agit pas seulement des obscurantismes religieux de l’Ancien Régime. En matière économique, l’obscurantisme signifie aussi le fétichisme des lois du marché, les vertus mystérieuses du principe de libre-échange, les régulations tout aussi énigmatiques du marché des échanges, le mysticisme d’une autorégulation du marché des capitaux…

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NATURE DU DROIT : DROIT NATUREL ET DROIT POSITIF

Quelques fédérations départementales n’ont pas manqué d’aborder cet aspect de la source ou de la généalogie du droit. Citons tout d’abord la contribution individuelle de Gérard Da Silva (Fédération de Paris) qui nous propose un exposé très dense, mais aussi très clair des enjeux qu’énonce ce sous-titre. L’apport de J. Maquart ne manque pas d’intérêt à ce sujet (Libre Pensée – Niort). Enfin, et une fois de plus, Annie Palanché de la Fédération des Vosges a produit un long compte rendu commenté de l’ouvrage de Blandine Barret-Kriegel (" Les Droits de l’homme et le droit naturel " - Presses Universitaires de France) qui évoque les travaux philosophiques de Grotius, Pufendorf, Descartes, Hobbes, Locke, Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Hannah Arendt. Il n’est pas question ici de présenter une thèse de doctorat sur ce sujet central de la philosophie du droit, mais tout du moins de clarifier les enjeux de cette opposition entre le " droit naturel " et le " droit positif ". D’autant plus que, comme le souligne Gérard Plantiveau (Libre Pensée de Loire-Atlantique), l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 fait explicitement référence aux droits naturels : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression " (" Vraies et fausses déclarations des droits de l’homme : de Saint Augustin à Saint Cassin " - G. Plantiveau – page 2).

Gérard Da Silva situe l’acte de naissance du droit moderne au XVIIème siècle : il coïncide avec la parution en 1625 de l’ouvrage de l’avocat protestant hollandais Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645) qui s’intitule " Droit de la nature et des gens " (1625). " Pour lui, le droit est triple : comme définition de ce qui est juste (…) comme qualité morale, comme loi au sens de règle des actions morales, obligeant à ce qui est bon " (Contribution individuelle de G. Da Silva, page 1). Si Grotius propose trois approches du droit moderne, " c’est pour mieux mettre en évidence la notion de qualité morale attachée à la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire certaines choses ". Selon le juriste hollandais, cette qualité de l’individu exprime " une loi naturelle immanente à la raison humaine " : ce qui signifie que " la référence à un Créateur divin pour rendre compte et fonder le droit et la loi disparaît dans l’œuvre de Grotius " (ibid.).

L’école du droit naturel : Grotius et Pufendorf

Le droit naturel selon Grotius est formé de principes de la droite raison. Ces principes nous font connaître qu’une action est moralement honnête ou déshonnête, selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec la nature raisonnable et sociable de l’homme. Pour lui, le droit naturel comme la nature elle-même, est immuable. Ce droit est commun à toutes les époques historiques, à tous les pays, à toutes les contrées de la planète. Ce " droit naturel " régit la vie, la conduite des individus, mais aussi la politique des Etats. La source des normes du droit naturel ne saurait être identifiée à Dieu, parce que la volonté de Dieu n’est qu’une manifestation parmi d’autres de cette production normative qui émane avant tout de la nature de l’homme, de son caractère sociable. Grotius explique ensuite que le " droit volontaire " peut provenir soit d’une volonté divine, soit d’une volonté humaine. Lorsque le " droit volontaire " est issu de la volonté humaine, il constitue le droit positif. Par l’effet d’une volonté commune des peuples, le droit international acquiert une force d’obligation. Le droit ne résulte pas d’une autorité supérieure, mais d’un accord signé entre les Etats, qui exprime la volonté convergente des parties signataires. Toutefois, Grotius admet la primauté du " droit naturel " sur le " droit positif ", car le droit volontaire ne pourra jamais s’écarter des règles impératives du " droit naturel ". Il existerait donc un droit " objectif " et un droit " subjectif " fondé sur le premier. Annie Palanché insiste dans sa contribution sur le fait que chez Grotius, la nature de l’homme est rationnelle. La validité du droit dépend désormais de la valeur rationnelle reconnue par la conscience humaine.

Mais Pufendorf, précise G. Da Silva, dans son " Droit de la nature et des gens " (1672) critiquera l’analyse de Grotius en postulant que " la raison ne peut que découvrir des lois naturelles qui lui préexistent et dont l’origine est sociale : la loi fondamentale du droit naturel est alors que chacun est porté à former et entretenir, en tant qu’il dépend de lui, une société paisible avec toutes les autres, conformément à la constitution et au but de tout le genre humain . Dès lors, tout ce qui contribue nécessairement à cette sociabilité universelle doit être tenu pour prescrit par le droit naturel et tout ce qui le trouble doit être censé défendu par le même droit " (citations du " Droit et de la nature, livre II, chapitre III, paragraphes 15 et 23 de Pufendorf). Annie Palanché cite un passage de Pufendorf : " Dans l’état de nature, on ne trouve que passions qui règlent en liberté, que guerre, que crainte, que pauvreté, que solitude, qu’horreur, que barbarie, qu’ignorance, que férocité : dans une société civile, on voit régner la raison, la paix, la sûreté, les richesses, l’ordre, la beauté, la douceur du commerce, la politesse, les sciences, l’amitié " . De ce point de vue, la liberté civile est nécessairement supérieure à la liberté naturelle. Le droit civil ou " droit positif " résultera d’un pacte social, d’un contrat d’association promulgué par un acte de volonté libre. Le droit civil exprime la propension, l’effort de la volonté et consiste dans un acte de création de l’être humain. Le droit objectif est le résultat d’un pacte qui se fonde sur une représentation du droit subjectif. En matière de philosophie du droit, tous les auteurs reconnaissent l’existence d’un " droit naturel ", mais " tous n’acceptent pas la validation de la loi naturelle " comme source du droit positif (contribution Palanché – page 3).

L’évolution des doctrines du droit naturel
 
 

L’idée de droit naturel a évolué après la Renaissance, en raison des progrès de la science et tout particulièrement des sciences physiques (Galilée, Copernic, Newton, etc…). La notion d’infini, incarnée par un Dieu parfait, trouvait désormais toute sa place dans la nature elle-même. Nul besoin de recourir à l’artifice d’un " deus ex machina ". On a alors repensé la nature humaine. Dès lors que les scientifiques avaient transformé la représentation du monde, du cosmos, des choses, la nature de l’homme se voyait, elle aussi, profondément transformée dans ses représentations. Il devenait impossible de penser une nature humaine, un quelconque état de nature, en dehors d’une représentation objectivable par la raison. " Cogito, ergo sum ", décrétait Descartes. Je pense, donc je suis. L’idée d’une " loi naturelle " se trouva donc largement ébranlée par le cartésianisme. La définition du droit, la déclinaison des droits de l’homme sera gouvernée dès lors par cette fonction régulatrice de la raison souveraine, entendue elle-même comme l’expression de la nature de l’homme. La légitimité du droit se fondait sur sa " rationalité ". Sa valeur ne dépendait plus de la volonté d’un quelconque Dieu providentiel, d’une loi divine, mais de la conscience individuelle des hommes. Les fondements des droits ne pouvaient être que rationnels. C’est pourquoi de nombreuses théories du pacte social vont se substituer peu à peu aux doctrines basées sur la loi divine. Ce pacte social reposera avant tout sur un effort de la volonté. Celle-ci suffit-elle à fonder légitimement le droit . Non, répondra le philosophe Hobbes, car selon lui, la règle qui consiste à interdire aux individus de commettre des actes qui mènent à la destruction de la vie relève d’une " loi naturelle fondamentale ", le droit à la sûreté. L’idée que la vie en tant que telle est inaliénable, incessible, impose l’explication que cette dernière est un " bien " de la nature qui n’appartient à personne. On verra se développer bien des doctrines du droit. On peut les classer en deux catégories. D’une part, les doctrines qui considèrent que le droit historique, le droit positif se substitue aux droits naturels. L’établissement d’un ensemble de droits civils rend inutile les droits dits naturels. Et d’autre part, les doctrines inspirées par le christianisme qui reconnaissent que la perpétuation de l’espèce est inscrite dans le programme d’un Dieu-Providence. La légitimité du droit, dans cette dernière version, se fonde non plus sur un acte de libre décision inspiré par la conscience individuelle (subjectivisation du droit) mais sur la reconnaissance d’une puissance divine délégatrice du droit à la vie des créatures. Le libéralisme économique s’est largement nourri de cette doctrine. La clarté de l’exposé de Gérard Da Silva mérite qu’on suive sa démarche argumentative : " Hobbes, dans son célèbre Léviathan (1651), distingue fortement le droit (liberté de faire ou non une chose) de la loi (instance qui vous détermine et lie l'un à l'autre). En ce sens, les lois sont décrites comme limitant le droit et c'est lui qui, seul, est fondateur de la liberté : " l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent empêcher d'user d'un pouvoir qui leur est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison " (Léviathan , ch. 14). Pour ce faire, Hobbes postule que le droit naturel n'est pas originairement fondé sur la paix et la sociabilité universelle, comme le dira Pufendorf, mais, au contraire, sur la " guerre de tous contre tous ", synthétisée dans la fameuse formule " l'homme est un loup pour l'homme ". Un individualisme égoïste, alternative à un individualisme altruiste. Nos auteurs, cependant, postulent bien qu'existe un " droit de nature ". Hobbes, qui l'exprime le plus directement, considère qu'en cet état " rien ne peut être injuste ; les notions de légitime et d'illégitime, de justice et d'injustice n'ont pas ici leur place " (première partie, ch. 13). En clair, les théoriciens du droit naturel, s'ils peuvent renoncer à la notion première de création divine, fabriquent un état de nature qui ne s'en situe pas moins hors de l'histoire. Dès lors, chacun peut énoncer que dans " son " état de nature, il y a, comme fondation commune, l'individualisme, avec des inflexions particulières vers la paix ou le combat. II en ira différemment, au siècle suivant, de Montesquieu, lequel prétend revenir à l'origine des lois par l'étude de différents régimes politiques et de leur qualité spécifiques. Les lois sont alors " les rapports nécessaires qui découlent de la nature des choses ". Les trois types de gouvernement sont le despotisme basé sur la crainte, la république basée sur la vertu, la monarchie basée sur l'honneur. Ce qui le conduit à opter, dans son livre " De l'esprit des lois " (1748) pour une monarchie constitutionnelle avec garantie de la liberté politique par la séparation des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif et l'existence de corps intermédiaires subordonnés. L'inflexion vers une analyse des faits historiques et sociaux, non vers la création d'un moment fondateur imaginaire (ou une utopie fondatrice), guide Montesquieu vers cette proposition. Dans son Contrat social (1762), Rousseau postule la souveraineté " inaliénable et indivisible " du peuple. Analysant les différents types de gouvernement, il privilégie la démocratie (singulièrement pour les petits états). La liberté naturelle est soumise par chacun à la communauté par le pacte qui les lie. Mais, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes (1755), Rousseau empruntait la voie du droit naturel et décrivait un état originaire de concorde entre l'humanité solitaire et la nature avant une catastrophe qui verra naître la guerre (ce que Hobbes décrivait comme ce moment initial).

II y a bien une différence d’approches entre ceux qui privilégient un premier moment anhistorique et ceux qui sont, dès l’abord, dans l’histoire. La pensée de Rousseau démontre pourtant qu’il y a ambivalence et que les deux approches ne s’opposent pas. Cette différence peut être schématisée comme ce qui découle du droit " naturel " (les " droits de l’homme ") et ce qui découle du droit " historique " (les " droits du citoyen").

Cette ambivalence est lisible dans la Déclaration du 26 août 1789. Le Préambule se réfère bien aux " droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme ". L’article II parle de " la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ". La définition de la liberté est " pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui " ; ce qui est compris dans l’exercice des droits naturels (article IV). Il y a ambivalence par rapport à une autre logique qui dit ce qu’est la souveraineté (article III). De même, la " correction " de l’article IV par le V : " La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société " montre bien le décalage entre des droits naturels qui sont individualistes et des droits historiques qui sont la société même (article VI, articles XIV, XVI). Le débat entre droits de l’homme et droits du citoyen est bien interne à cette Déclaration.

Or il est bien clair qu’historiquement le libéralisme s’est toujours prévalu des droits naturels, spécialement dans la conception de Hobbes. II s’agit bien historiquement des droits de la bourgeoisie ascendante. Actuellement, c’est à ces droits que se réfère la Déclaration universelle de 1948, qui s’inspire plutôt de l’approche humaniste d’un Pufendorf. Pour autant, ce serait une erreur de rejeter les " droits de l’homme et du citoyen ". Ceux du citoyen méritent d’être mieux explicités et défendus. Les chantres du libéralisme ancien (ceux du prétendu " libre échange ", tels Say ou Bastiat) comme contemporain (Hayek, von Mises, Friedmann) inspirent directement le traité de Maastricht-Amsterdam et sont les disciples de Hobbes en demandant, sous prétexte de liberté totale, tous les droits aux multinationales et aucun aux salariés et citoyens - certains, comme Nozick, se prétendent en ce sens " anarchistes ". Tous font de l’Etat, y compris démocratique et garant de l’intérêt public, un monstre liberticide qui doit être réduit à une force de répression pour l’ordre économique des groupes ou institutions privés.

Mais il existe bien, dès les Lumières, une autre logique. Ces droits du citoyen trouvent leur fondation dans l’histoire, ils se déclinent non pas en " droits " simplement affirmés, mais en acquis historiques. Le principe d’égalité, qui est la base des droits du citoyen, contrairement à la liberté - autre nom de la loi du plus fort qui est à l’origine des droits de l’homme, ne se limite pas à une Déclaration. Il se prouve par des institutions qui en sont la garantie même : santé publique, instruction publique, protection sociale, organisation du travail, accès au logement... L’ensemble de ces " droits " se décline en institutions publiques gérées démocratiquement. Ainsi est comprise la démocratie par la présence centrale d’un Etat démocratique et de ses institutions garantes des droits du citoyen et pas seulement par l’existence d’un parlement et la tenue d’élections (ou de vagues formules sur " l’égalité des chances " ou " l’égal accès à " qui sont impraticables et limitent à une déclaration de principe, sans obligation, le cadre revendicatif lui-même).

En ce sens, le débat des Lumières est toujours actuel. Le libéralisme triomphant - pour combien de temps ? - n’a pour justification que la référence aux droits naturels : propriété privée et liberté de la défendre et de l’accroître. Les droits du citoyen sont étouffés par la seule référence aux " droits de l’homme ". Pourtant, cet acquis de la révolution de 1789 mérite d’être, non pas simplement défendu, mais amplifié. Encore faut-il reconnaître le cadre et l’enjeu. Dans un terme immédiat, c’est défendre les institutions historiquement acquises qui sont les garanties des droits du citoyen et que, au nom des droits de l’homme, les politiques de tous bords détruisent par privatisations successives, détruisant les Etats au bénéfice des multinationales. Plus globalement, une déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen ne peut manquer d’énumérer en chacun de ses articles les institutions démocratiques et publiques qui garantissent l’énoncé égalitaire de ces droits. Déclaration qu’il s’agit toujours de traduite en actes et acquis historiques. Alors les droits de l’homme et du citoyen ne sont plus détournés au bénéfice d’une oligarchie. Ils sont pleinement les droits de l’humanité à la démocratie et à la justice " (fin de citation de la contribution individuelle de Gérard Da Silva – Fédération de Paris).

La notion de " droit naturel " semble connaître une renaissance sous la reformulation de " droits fondamentaux " ou " libertés fondamentales ". Ce qui revient à établir que l’on ne fonde plus le droit sur le sujet, sur l’individu, ou le citoyen, mais sur l’humanité, l’espèce humaine en tant qu’ensemble d’êtres vivants. Et comme le fait valoir Blandine Barret-Kriegel, c’est réduire alors ou définir a minima le droit à protéger un corps vivant en faisant abstraction de tout le reste. Ce qui n’empêche pas notre auteur de conclure : " Le destin juridique des Droits de l’Homme passe par l’avenir d’une philosophie de la loi naturelle et aujourd’hui comme naguère par une critique de la philosophie du sujet " (Blandine Barret-Kriegel : " Les droits de l’homme et le droit naturel " - P.U.F. – Collection Quadrige Novembre 1989 – chapitre III " La philosophie du sujet n’est pas la source des droits de l’homme " - page 99).

Droits naturel, droits fondamentaux, droits sacrés… La nature, on vient de s’en apercevoir, est mise à toutes les sauces. La frontière entre la nature et Dieu est facile à franchir. La nature, en elle-même, est-elle susceptible de créer ou d’inspirer un ordre social ? De fonder, de protéger les droits de l’homme ? Ce qui reviendrait à postuler qu’un " ordre social " existerait avant l’établissement d’institutions, indépendamment de toute forme organisée du pouvoir politique... L'idée de " droit naturel " n’est-elle pas totalement imaginaire ? fictive ? La voix de la nature se ferait entendre comme celle du Dieu-Créateur pour inspirer les " droits sacrés de la Nature " ? Cela veut dire que puisque c’est la nature qui décide en quelque sorte des lois, personne, aucun individu ne peut décider en lieu et place de la nature qui seule dicte la loi. Autrement formulé, l’individu, le citoyen est dépossédé de cette capacité à établir des conventions dans la société, dépouillé de sa capacité d’initier des lois. Il devrait se contenter de son rôle d’usager, d’usufruitier. Prenons pour exemple le " droit à la propriété ". On l’a vu, ce droit est présenté comme fondamental dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Déclaration elle-même fondée sur l’idée d’un " droit naturel ". Pourtant, la formulation très contestée de ce " droit à la propriété " doit sans doute plus à l’héritage du droit romain qu’aux droits d’une supposée souveraine " nature ", qu’aux " lois positives "…

Ce qui nous conduit à ne pas partager les conclusions de Blandine Barret-Kriegel.

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JURIDISME, COMMUNAUTARISME ET HUMANITARISME




Ces deux notions vont de pair. Elles correspondent à la proclamation d’un droit immanent à une situation donnée , à un contexte donné par une tradition, des usages, des habitudes. Le droit se réfère alors au fait. Le fait fait loi. La situation de fait renvoie à des normes comportementales qui relèvent davantage de l’espace privé que de la sphère publique. Le communautarisme n’a pas d’autre horizon que l’individualisme entendu comme absolu. La croyance partagée par quelques-uns uns, les rites ou usages adoptés par quelques individus, les intérêts privés doivent faire loi. C’est pourquoi le communautarisme s’accommode si bien des principes du capitalisme, du libéralisme économique : il ne s’agit pas de défendre le bien commun, mais les intérêts privés de quelques-uns uns. C’est le principe même de l’instauration des privilèges dans un monde dominé par le profit réalisé par quelques-uns uns et donc étranger au monde commun à tous les hommes.
 
 

La judiciarisation des droits

On tombe assez facilement aujourd’hui dans l’illusion d’une " judiciarisation " de la vie internationale. On pense régler les problèmes de différents pays en substituant l’action de la justice ou d’une justice , à l’action politique, une décision de justice à une décision politique. Ce qui amène souvent une situation de fait où des états , des pays sont liés aux massacres, aux crimes, aux génocides. Ce qui a amené la France à laisser faire le régime mafieux de Boris Eltsine et à soutenir le génocide au Rwanda. L’affaire du Boeing d’UTA, abattu en 1989, est éloquente : vote de sanctions par l’ONU puis suspension …

De même, au Timor-Oriental, où un demi-million de communistes et syndicalistes furent assassinés en 1965, où 200 000 Timorais furent victimes de la répression militaire et policière en 1975 … L’ONU n’avait pas reconnu l’annexion du Timor par l’Indonésie . Les plus hautes instances internationales ont surveillé le déroulement des élections (récent référendum) et ont validé les résultats sans pour autant arriver à arrêter les bras des assassins à la solde du président Habibie. Le Timor est désormais dirigé par une petite poignée de hauts fonctionnaires de l’ONU logés dans les quelques rares hôtels qui ont échappé aux saccages des militaires indonésiens. La pension complète, par jour, coûte environ 1000F, ce qui représente le montant annuel du salaire moyen d’un salarié timorais… Une fois de plus s’impose l’idée, déjà exprimée par Karl Marx, que l’on ne peut pas faire l’histoire sans se référer aux modes de production, à la productivité du travail, à la croissance économique ou aux richesses produites. L’histoire, même au Timor Oriental, ne se fait pas comme dans un bocal. L’histoire ignore les raccourcis. La judiciarisation des droits de l’homme, le juridisme donnent l’illusion d’un raccourci, d’un court-circuit historique. Cependant, on ne saurait faire abstraction du rapport entre l’homme et la nature. Un exemple concret : le Timor Oriental a reçu à la fin du mois de janvier 2000 son code téléphonique international (numéro 670). Or, il n’existe pas une seule ligne téléphonique, pas un seul poste de téléphone fixe en état de marche dans ce pays. Même les téléphones portables ne fonctionnent pas. La population est dénuée de tout et doit se contenter de contempler les voitures flambant neuves de l’ONU. La situation économique est effroyable…(Le Monde – 04 février 2000 – page 13). On s’en aperçoit : l’affirmation des droits inaliénables de l’homme, de la liberté comme l’essence même de l’homme qui garantit l’autonomie, l’égalité, le bonheur de la communauté humaine est totalement contradictoire avec l’état réel d’une société, avec la vie réelle des hommes. L’affirmation des droits abstraitement universels contredit, d’une manière tragique, le vécu de droits, d’une non-réalisation des droits dans les faits. L’affirmation des droits de l’homme par l’intermédiaire de l’ONU aboutit in fine à une situation paradoxale où les populations affamées, démunies des moindres moyens de subsistance et livrées aux épidémies, connaissent l’aliénation absolue et la complète liberté, où les êtres humains deviennent juridiquement ce qu’ils ne sont pas et ce qu’ils ne seront jamais, c’est-à-dire égaux. Ce que résume la formule admirable d’Annie Palanché : " L’homme abstrait nu n’a aucun droit " (Contribution A. Palanché- Fédération des Vosges).

L’ONU : un rôle de plus en plus contesté

Autre remarque. C’est la crédibilité même de l’ONU qui se joue désormais. L’Organisation des Nations Unies a été jugée responsable du génocide ruandais en 1994 (Le Monde – Samedi 18 décembre 1999 – page 4). Un rapport commandé par l’organisation elle-même a été publié le 16 décembre 1999 conclut que le secrétaire général Boutros-Ghali, le Conseil de Sécurité (dont faisait partie Madeleine Albright, secrétaire d’Etat américaine) et les Etats membres ont " failli " à leurs missions en laissant perpétrer le génocide de 800 000 Tutsis et Hutus au printemps 1994 au Rwanda. La France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Belgique figurent parmi les pays accusés (échec de la Minuar et de l’opération française baptisée " Turquoise "). Un autre rapport, présenté à l’Assemblée Générale de l’ONU, accable les Etats-Unis en ce qui concerne les massacres à Srebrenica (Bosnie – 1995). Un article du Monde, daté du 14 mars 2000, évoque dans son titre " la tragédie de Srebrenica devant le Tribunal pénal international " (page 4 du Monde). On y évoque le procès d’un chef serbe, le général Radislav Krstic, chef d’état-major du corps Drina de l’armée bosno-serbe en 1995, qui fut le chef opérationnel de l’attaque sanguinaire sur l’une des villes enclavées de Bosnie-Herzégovine orientale, Srebrenica. En quelques jours, la quasi-totalité de cette petite ville, soit 15 000 personnes, a été victime d’exécutions sommaires (2500 corps environ retrouvés dans les charniers), de déportation. Ce qui vaut à ce chef de guerre un procès pour " génocide, crimes contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de guerre " (sic). Ce procès succède à celui du commandant bosno-croate Tihomir Blaskic qui a été condamné à quarante-cinq ans de prison ferme à cause des massacres perpétrés en Bosnie centrale, dans la vallée de Lasva. Curieux procès du Tribunal pénal international où manquent les principaux chefs militaire et politique des Serbes, Ratko Mladic et Radovan Karadzic, toujours en liberté. Curieuse procédure dans la mesure où les véritables responsables de ces tueries, ceux qui fournissaient les balles et salariaient les bourreaux, le général Momcilo Perisic et Milosevic lui-même, restent épargnés par les actes d’accusation du TPI. Mieux encore. Le général Momcilo Perisic a été reçu officiellement à l’Assemblée Nationale à Paris, à l’occasion d’un colloque. Sans parler de Milorad Pelemis, chef du commando " Araignée " qui fut soupçonné de travailler à la fois pour les services spéciaux serbes et pour les services d’espionnage français. En outre, il n’est guère question d’accuser les grandes puissances de complicité dans ces massacres. Les casques bleus ne sont pas intervenus à Srebrenica, ils ont laissé faire. Le commandant français, Bernard Janvier, n’avait pas fait appel à l’époque, à l’intervention militaire de l’Otan. Le gouvernement néerlandais, le secrétaire général de l’ONU Boutros-Boutros-Ghali et le responsable des opérations de maintien de la paix à l’ONU, c’est-à-dire Kofi Annan sont accusés par les mères des victimes de Srebrenica de complicité de génocide. Certains considèrent que les troupes néerlandaises ne sont pas intervenues parce que le président Jacques Chirac et le général Janvier avaient négocié avec Milosevic la libération des casques bleus retenus comme otages par l’armée serbe…Aux Pays-Bas, on a mis en place un Institut national de recherches sur la guerre, pour enquêter sur le rôle de l’ONU et de la Forpronu au moment de ces massacres !

La capitale du Rwanda, Kigali, a rompu toutes ses relations avec le Tribunal Pénal International pour le Rwanda basé à Arusha (Tanzanie), à cause de la libération de Jean-Bosco Barayagwiza (directeur des affaires politiques au Ministère des Affaires Etrangères, qui avait été reçu à l’Elysée par Edouard Balladur et Alain Juppé) accusé d’avoir planifié le nettoyage ethnique dans la région de Gisenyi. On pourrait évoquer l’asile en France du dictateur Duvalier, ou bien l’affaire de l’extradition de Mengistu (dictateur éthiopien accusé de crimes contre l’humanité entre 1974 et 1991).

On sait aussi que le ministre des affaires étrangères de Belgique, M. Louis Michel, vient de créer une commission d’enquête parlementaire afin de déterminer qui avait organisé l’assassinat de Patrice Lumumba, dirigeant du Congo, le 17 janvier 1961. Selon certaines sources, ce dernier, soupçonné par les USA de travailler pour livrer le Congo à l’URSS, aurait été transféré après son arrestation par les hommes du colonel Mobutu à Elisabethville, au Katanga , contrôlé par son pire ennemi, le sécessionniste katangais Moïse Tschombé. Si c’était le cas, la Belgique présenterait ses excuses, tout comme l’ONU, par la voix de son secrétaire général Kofi Annan a présenté ses excuses à Kigali, et tout comme l'Eglise de Rome formulera ses repentances à l’occasion de l’année jubilaire. Rappelons ici, qu’en vertu des lois du 2 janvier 1995 et du 22 mai 1996, l’ensemble des résolutions de l’ONU au sujet des tribunaux internationaux pénaux sont ipso facto introduits dans le droit français.

On peut se demander aussi dans quelle mesure les articles du code pénal de certains pays, comme la Jordanie, par exemple, n’autorisent pas les " crimes contre l’humanité "… L’article 340 du Code pénal jordanien (rangé sous la rubrique " crime d’honneur ") dispense de peine l’auteur (un homme, évidemment) d’un homicide d’une femme adultère ou immorale. Ce qui revient à donner le droit de tuer n’importe quelle femme, ne serait-ce que sur simple présomption. La loi jordanienne ignore l’article 9 du Code civil français qui stipule que " chacun a droit au respect de la présomption d’innocence ". Les tribunaux jordaniens acceptent le concept d’ " immoralité " dans son sens le plus large : indécence vestimentaire, refus d’obéir, de se soumettre à la norme masculine. On compte environ une trentaine de " crimes d’honneur ", chaque année, en Jordanie, ce qui est très inférieur à la réalité, compte tenu du fait que nombre de ces crimes sont maquillés en suicides, en accidents domestiques, etc…(LE MONDE – 4 décembre 1999).

Toutes ces questions méritent un débat. La justice, qu’elle soit internationale ou non, relève d’une administration qui n’est pas intégrée à un exécutif (suivant l’esprit de la philosophie du droit d’un Montesquieu, par exemple) : ce tiers pouvoir doit être apte à juger des fautes tout en disposant de la confiance du peuple qu’il représente, et à imposer la souveraineté de la loi. Ce qui suppose une unité du pouvoir exécutif et législatif (la République) et un minimum de vertu de la part des serviteurs de la justice. Il existe un lien organique entre une forme de gouvernement qui détermine et conduit la politique d’une nation, par exemple, et ce qu’on appelle le parquet, qui, lui, met en mouvement l’action dans la société civile, dans le cadre d’une politique voulue par la puissance publique.

La séparation des pouvoirs apparaît alors comme le gage, la garantie de la démocratie, dans la mesure où un Etat, expression de la souveraineté du peuple, son administration, les représentants de ses institutions seraient susceptibles de devenir, comme n’importe quel citoyen, des justiciables. La justice consisterait dans cette prérogative régalienne de l’Etat , mais d’un Etat justiciable.

On s’interroge : si, dans le domaine du droit international, et tout particulièrement en matière de génocide, la justice ne serait pas captive d’une tutelle, celle de l’opinion, du coup de cœur, des passions, d’états d’âme manipulés par l’idéologie dominante véhiculée par les médias. A la démocratie républicaine se substitue une " démocratie d’opinion ", ou pour mieux dire le pouvoir totalitaire de l’audimat, de " l’autocratie médiatique ".

Faut-il considérer que les droits de l’homme sont désormais soumis à une logique générale de mondialisation, de privatisation des biens communs comme l’eau, le gaz, l’électricité, les transports en commun ? Ce qui viderait la place publique, la société, de ses enjeux communs ? De ce qui est commun entre tous ? Finalement, et en ce sens, nous rejoignons les conclusions de nombreuses contributions précédentes : les droits de l’homme et leurs avatars (le droit d’ingérence) serviraient uniquement à éponger les mécontentements pour mieux nous priver des droits.

Les droits de l’homme et l’humanitaire
 
 

L’humanitaire a bien sûr retenu l’attention d’un grand nombre de fédérations qui évoquent ce sujet dans leurs travaux de réflexion : citons ici, entre autres, les contributions de la Fédération de Paris (William J. Boulley – 12.10 1999), de la Fédération du Lot (articles très pertinents signés par Catherine Broniecki, J . et C. Lemarchand, et Alain Rey, de la Libre Pensée de Charente Maritime).

Gérard Da Silva, dans sa contribution intitulée " Droits de l’homme, que de crimes on commet… " a proposé à l’examen une remarquable analyse du conflit qui oppose l’Erythrée à l’Ethiopie. Retenons ici une partie de ses conclusions, qui orientera notre réflexion : " Ainsi, après une période historique qui s’achève avec la guerre du Viêt-nam, le colonialisme du capitalisme multinational a très pragmatiquement fait sien le discours de ses opposants jusqu’à la guerre du Viêt-nam incluse. Désormais, c’est sous prétexte de libération, d’indépendance, de respect des peuples, de leurs us et de leurs langues, que l’oppression se met en place. Il suffit de fabriquer des pays ingérables, des situations de conflits inévitables pour justifier la présence armée du " néocolonialisme humanitaire " sous la bannière des Nations Unies, de l’Otan. La présence armée est là, comme au temps du colonialisme, mais cette fois au nom de l’indépendance des peuples toujours aussi opprimés et livrés à de fratricides conflits " (ibid. " La ruse de la démagogie " - Gérard Da Silva). On pourrait formuler les mêmes remarques au sujet du Kosovo, l’une des régions " les plus fliquées au monde ". Le Kosovo est pris en tenaille à la fois par la Serbie, les forces de sécurité, l’ONU, la Minuk, la KFOR, l’UCK, à tel point qu’on ne sait plus très bien qui fait quoi, qui décide et pourquoi. Le rapporteur spécial de l’ONU, Jiri Dienstbier, devant la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU dénonce le non-sens des compromis entre Bernard Kouchner, responsable de la Minuk, et l’Armée de libération du Kosovo. C’est la guerre des diplomaties. En France, on arrête en pleine rue un lieutenant-colonel de gendarmerie … c’est la guerre des polices. Et au Kosovo, c’est la guerre électorale. Bernard Kouchner, habitué à la guerre des nerfs, a fait savoir que les opérations électorales se dérouleront comme prévu : " Belgrade pour l’instant dit non à l’enregistrement des réfugiés sur les listes ; de toute façon, nous ferons les élections " (Le Monde/ 31 mars 2000). Donc, on organisera des élections… sans les électeurs. Curieuse conception du droit de vote…

La contribution de Thierry Delaunay (Libre Pensée Maine-et-Loire- Groupe Francisco Ferrer) oriente le débat dans la même direction : " Qu’est-ce que ce droit d’ingérence, sinon la possibilité reconnue aux grandes puissances d’intervenir, où bon leur semble, et suivant des critères subjectifs, au mépris de la souveraineté des Etats faibles, sous des prétextes variés. Ce droit qui dépend du seul pouvoir de la force " (article " Droits et devoirs ", page 3). Cette condamnation a d’ailleurs été reprise par les délégations des 122 pays en voie de développement et adressée aux membres du G 77 qui se réunissaient le 14 avril 2000 à La Havane (Le Monde – 17 avril 2000 – page 5). En outre, le texte du G77 appelle l’ensemble des pays industrialisés à promouvoir les droits de l’homme, la démocratie et condamne le " prétendu droit d’intervention humanitaire " mis en avant par l’ONU….
 
 

L’injonction humanitaire et l’audimat

L’injonction humanitaire dicte désormais sa loi aux chancelleries, aux diplomaties, aux Nations Unies. Les médias s’enlisent irrémédiablement dans le show spectacle des marchés bombardés de Sarajevo, des feux d’artifice illuminant Bagdad, Belgrade, des meurt-de-faim de Mogadiscio. Spectacularisation, fragmentation, bombardement optique destiné à exciter les pulsions émotionnelles des gens, simplification, marchandisation, sont les armes de cette industrie gigantesque de la télévision commerciale qui détraquent et pervertissent le système informationnel qu’on assimile volontiers à un " quatrième pouvoir ". Dès 1993, le philosophe Régis Debray attirait notre attention sur ces dérives : " La charité-spectacle, ou business, a un rendement optimal dans ce nouveau milieu technique (…) la Justice, c’est pour tout le monde, avec des résultats en différé, la charité, c’est de la main à la main (…) le Somalien a remplacé le Kurde et sera chassé demain par le Bengali et le Soudanais. En vidéosphère, on n’additionne pas, on n’intègre pas, on sautille d’une émotion à l’autre. C’est le règne du coup. De cœur, de sang, de pub, tout ensemble " (R. Debray : " Nous avons remplacé l’idéologie par l’iconologie " - Le Monde – 19 janvier 1993).

Grâce à la télévision, pour paraphraser Ionesco, " le malheur universel est mon affaire personnelle ". Même si les médias, friands de catacombes et d’hécatombes, fabriquent une indignation toute sélective. On peut même se demander , avec Régis Debray, si les images provoquent la révolte ou bien la satiété : " je crois que la télé fonctionne au principe de plaisir, qu’elle nous sert à soulager les tensions psychiques et sociales. Même si le rendement est à la baisse, car le système s’annule dans sa croissance " (ibid.).

Dans son projet d’intervention à la commission de la question à l’étude du Congrès de Saint-Jean de Moirans, Jean Maquart écrit à propos de la guerre au Kosovo et en Serbie : " La façon dont a été menée auprès du public, simultanément aux opérations militaires, une vaste entreprise d’action psychologique destinée à justifier l’intervention militaire et tenter de rallier l’opinion publique à la guerre, a été proprement terrifiante. La mobilisation des médias : presse, radio et télévisions, l’usage de toutes les techniques perverses de détournement des supports de la communication du langage, des images, des témoignages, ainsi que la stricte sélection des informations militaires, l’appel à la sensibilité du public assorti du devoir d’ingérence, la diffusion de messages justificatifs – jusque dans la presse enfantine qui invitait les jeunes sensibilités à approuver l’action humanitaire des aviateurs déversant leurs projectiles humanitaires sur les populations serbe et kosovar – tout cet arsenal de l’information contrôlée et de la propagande, ont été utilisés de façon massive " (" Projet d’intervention à la commission des Droits de l’Homme au congrès de Moirans " - Libre Pensée Niort). Il ajoute : " rien n’a changé depuis le temps de Déroulède (…) mais la manipulation de l’information et le bourrage de crâne se trouvent aujourd’hui élevés au niveau non plus d’un art crapuleux, mais d’une science exacte servie par tous les progrès de la technique moderne " (J. Maquart, ibid. page 2). Enfin, il cite un ouvrage intitulé " La Conquête des esprits " (Yves Eudes – Maspéro – 1982) qui cherche à découvrir comment " ce processus d’uniformisation des esprits, soutenu par une maîtrise inégalée des nouvelles techniques de communication – monopole des satellites, des banques de données, etc… - favorise la dénationalisation culturelle, voire de désinformation des peuples " en faisant intervenir le concept de " peacefare " (ibid. pages 2 et 3). Le " Peacefare " désigne " l’utilisation combinée de tous les types de produits et de toutes les techniques de pénétration – des plus subtiles aux plus agressives – à des fins de contre-insurrection ou de pacification ". Jean Maquart conclut en nous proposant un beau sujet d’étude pour un prochain congrès national : " la pensée unique ".

Dans le domaine humanitaire, c’est incontestable, tout est image. Les images qui sautillent, scintillent. Sans les mots. L’idéologie humanitariste a épuisé, en quelque sorte, les capacités de discernement des gens, en mettant à distance une réelle réflexion sur les droits de l’homme, ramenés à une sorte de glu sentimentale, à une régurgitation de cette boulimie optique. Les droits de l’homme ont été colonisés par les penseurs de l’humanitaire, pour ne pas dire les laquais du système médiatique et des grandes puissances économiques. Les images du temps ont été phagocytées , dans le service d’urgence que représente l’humanitaire, par le temps des images. La philosophie humanitaire comble une béance entre ces temps de l’Ancien Régime rivé à sa logique caritative et la post-modernité, ces temps médiatiques englués dans l’urgence du pragmatisme humanitariste.

L’humanitaire ne porte pas d’intérêt au sens, au devenir des sociétés. Les humanitaires sont des urgentistes qui s’intéressent à l’homme non pas comme animal politique ou un être doué de raison, mais en tant qu’être vivant, comme corps, à qui on va prodiguer du sparadrap, du mercurochrome des prothèses ou des sacs de riz. Il ne faut donc pas attendre de cette idéologie qu’elle ouvre des horizons de sens, d’attente, puisqu’elle obture tout horizon politique. L’urgence fait le vide. L’écran, l’écrin de la charité, fait écran. Le geste humanitaire, son terrain d’activité, c’est l’humanité déshumanisée, condamnée au dénuement de ses droits , ce sont toutes ces populations maintenues par les dictatures et les totalitarismes sous la ligne de flottaison de la revendication d’un droit quelconque. Peut-on parler d’un Etat de droit en Sierra Leone, en Angola, en Colombie, en Afghanistan, au Soudan , en Somalie, en Erythrée, en Ethiopie ou au Zimbabwe ? Ces nations, ces peuples ou peuplades, ces tribus que les hasards de l’histoire ont placé côte à côte, sont-ils aptes à se regrouper, à s’accepter ou bien à se doter d’institutions ? Ces pays vivent dans l’ignorance des devoirs d’un Etat exprimés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1793 : " La société doit assistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ".

Une vision désenchantée du monde

Le " désenchantement du monde ", la perte " de sens " et la défaite " des idéologies politiques " sont la tasse de thé de ces idéologues des droits de l’homme de l’ère post-moderne, entendons les acteurs humanitaires. Par leur commisération, leur pitié, ils incarnent la charité (la mandorle de la sainteté) et endossent la panoplie du Messie. Bernard Kouchner incarne cette rupture avec le combat politique de l’après Mai 1968 et la conversion à la philosophie humanitaire analysée ici comme un écrou au regard de l’émancipation sociale et politique des individus : le combat humanitaire est un " ersatz ", un substitut de l’engagement politique comme acte citoyen. L’affirmation des droits de l’homme, dans le cadre de cette " praxis " humanitaire, apparaît comme totalement dépolitisée. Les droits de l’homme, version humanitaire, n’engendre pas une motivation politique. On dépolitise. Il ne s’agit plus des droits de l’homme revendiqués par l’humanisme du XVIème siècle ou par la philosophie des Lumières, ceux de la déclaration de 1789 ou de 1793, qui ont abouti à la pulvérisation de la société de l’Ancien Régime, qui ont engendré une autre forme d’organisation politique de la société.

Autre façon de rappeler ici , tout comme le philosophe Robert Redeker, qu’il faut éviter le piège mortel qui consiste à assimiler l’idéologie humanitariste à l’humanisme. L’humanitaire et sa procession de mères Thérésa ou d’abbés Pierre, tout comme l’idéologie sportive et sa cohorte des dieux du stade, laissent en friches le terrain du combat politique. Raison de plus pour les humanistes d’occuper ce terrain, celui de l’histoire des hommes en train de se construire, celui de l’action politique ancrée dans la réalité historique. L’idéal humanitaire, cette forme de christologie moderne, ne se formalise pas de la conjugaison de l’intervention militaire et de l’action humanitaire, avatar moderne de l’alliance du sabre et du goupillon, du glaive et de la crosse. Que penser, en effet, de tous ces problèmes humanitaires qui, en définitive, n’ont pas de solution humanitaire ?

Cette idéologie renoue avec la parole christique, boudeuse elle aussi du politique( " Rendez à César ce qui est à César ") et consacre la délitescence du politique. Pour sa part, l’humanisme laïque ne saurait faire abstraction d’une pensée politique qui affirme d’autres formes d’organisation, d’institution des sociétés. Il ne saurait être indifférent à cette exigence, à cette nécessité d’une action politique entendue au sens large du terme.

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LA MONDIALISATION DES DROITS DE L’HOMME




Parmi la trentaine de contributions qui nous sont parvenues des fédérations départementales ou des groupements affiliés, la quasi-totalité d’entre elles font référence à cette question d'actualité.

La multiplication des sources du droit

Les sources du droit tendent à se multiplier de manière vertigineuse, qu’il s’agisse du droit communautaire ou bien du droit international, qu’il soit privé ou public. Une sorte de " citoyenneté " internationale, planétaire, semble se substituer aux citoyennetés nationales, la propriété privée a changé de dimension et de nature (organisation du travail au niveau mondial, mobilité des capitaux…). Les organismes internationaux jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans la définition des droits.

La sécurité alimentaire relève des prérogatives du F.A.O., la normalisation des règles sociales dépend de l’O.I.T. (Organisation Internationale du Travail). Cette institution fut créée en 1919 par le Traité de Versailles sous le nom de B.I.T. La déclaration de Philadelphie de 1946 a été incorporée dans la Constitution de l’OIT : " le travail n’est pas une marchandise ", " la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ", " la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous " (sic).

Les affaires maritimes (naufrage du paquebot Erika) relèvent de l’Organisation Maritime Internationale (O.M.I.), sorte d’émanation des Nations Unies, qui est basée à Londres. La bioéthique dépend de la Convention du Conseil de l’Europe sur les Droits de l’Homme et sur la bio-médecine.

Les affaires culturelles ou de l’éducation relèvent des missions de l’UNESCO, qui doit contribuer " au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations afin d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion " (article 1 de l’Acte constitutif). La Conférence générale de l’UNESCO a adopté au cours des dernières décennies toute une série de déclarations, de conventions, de recommandations, en matière de lutte contre la discrimination dans l’enseignement, contre les préjugés raciaux, etc…

En matière commerciale, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) tend à devenir un organe de gouvernement mondial dans le système international des échanges. J. Attali a prôné, récemment, la création d’une " corporate governance ", organisme qui serait chargé d’édicter des règles de transparence qui obligerait les responsables des entreprises à respecter les droits des actionnaires et à s’imposer des devoirs à l’égard des " citoyens du monde " (" planet governance ").

En ce qui concerne les fonds de pension, par exemple, n’oublions pas que les contraintes s’exerçant sur la France s’imposent en vertu de conventions internationales, et en particulier de la convention fiscale franco-britannique du 22 mai 1968 qui prévoit dans son article 9 (alinéa 7 b) que les organismes de recouvrement fiscal français doivent rembourser intégralement l’avoir fiscal des non-résidents.

En matière de concurrence commerciale, citons des exemples récents. En France, le Conseil de la Concurrence a conclu au sujet du conflit entre Air France et les Aéroports de Paris que les pratiques anticoncurrentielles échappaient aux sanctions prévues par l’ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors qu’un acte administratif était pris (décision 98-D-34 en date du 02 juin 1998. La Cour de Justice des communautés européennes (CJCE) installée à Luxembourg a prononcé récemment des arrêts sociaux qui risquent de signer l’arrêt de mort des retraites complémentaires. En Hollande, deux chefs d’entreprise ont refusé d’adhérer à des fonds de retraite dont l’affiliation avait un caractère obligatoire. Ils ont porté plainte. La Cour de Justice des Communautés européennes a considéré dans ses deux arrêts (C-67/96 et C-115/97 à C-117/97) que le traité de Rome ne s’opposait pas aux décisions de la puissance publique de promouvoir l’affiliation obligatoire à des fonds sectoriels de pension, tout en relevant le fait que ce régime de pension géré par des conventions collectives constituait bien une entreprise. En matière de droit concurrentiel, les accords collectifs ne portent pas atteinte à la concurrence. Mais ces systèmes complémentaires de branche, puisqu’elles se fondent sur le principe de la capitalisation financière, sont des entreprises au sens propre du terme. Sans l’ombre d’un doute, ces décisions ouvrent la voie à des arrêts ultérieurs qui fissureront l’édifice des retraites complémentaires. Dernier exemple : un ouvrier de l’usine Renault a porté plainte parce que les femmes enceintes touchaient une allocation de 7500FF lors de leur départ en congé de maternité. Le plaignant s’appuyait sur l’article 119 du traité de Rome qui proclame le principe d’égalité des rémunérations entre hommes et femmes pour dénoncer une discrimination abusive contraire aux droits de l’homme, dans le mesure où le père de l’enfant est privé de cette allocation. Le 16 septembre 1999, la Cour de Justice a répondu que " le principe d’égalité des rémunérations (…) ne s’opposait pas au versement d’une allocation forfaitaire aux seuls travailleurs féminins qui partent en congé de maternité, dès lors que cette allocation est destinée à compenser les désavantages professionnels qui résultent pour ces travailleurs de leur éloignement du travail ". Elle a donné raison à l’entreprise Renault qui considérait que les femmes enceintes étaient écartées des avantages financiers liés à la promotion interne, aux primes de performances individuelles, à la formation professionnelle continue, etc… (Le Monde – 12 octobre 1999).

De plus en plus, les jugements européens remettent en cause les décisions des juges nationaux, qu’ils soient administratifs ou judiciaires.

Annie Palanché (Libre Pensée des Vosges) a évoqué au cours d’une conférence l’arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en date du 29 avril 1999. Arrêt qui modifie le droit de la chasse en vigueur en France depuis la Révolution Française fondé sur l’article L 122-1 du Code Rural qui stipule que " nul n’a la faculté de chasser sur la propriété d’autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants droits ". La jurisprudence a considéré que le consentement des propriétaires était tacite, en témoigne les dispositions de la loi Verdeille du 10 juillet 1964 qui prévoient la création des Associations communales de chasse agréées (ACCA) auxquelles les propriétaires doivent obligatoirement adhérer. Des plaignants qui refusaient ce droit de chasse sur leurs terres ont été déboutés (cour d’appel de Bordeaux en 1991 , Cour de cassation en 1994, et Conseil d’Etat en 1995). Une association s’est appuyée sur l’article 14 de la Convention Européennes des Droits de l’Homme pour exiger le respect du droit de propriété et des convictions éthiques des propriétaires. l’Etat français a été condamné par la Cour Européenne.

Pour ce qui concerne la durée du travail et la loi de " réduction " du temps de travail, on sait que l’organisation patronale française, le MEDEF, a porté plainte contre la loi Aubry pour le motif que cette loi portait atteinte à " la liberté d’entreprendre des chefs d’entreprise " ainsi qu’au " principe d’égalité devant la loi ".

Le droit communautaire

Les sources de droit se multiplient, et la substitution du droit communautaire (issu de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme) au droit national ne va pas sans complexités ou paradoxes. Ce qui ne peut manquer de rendre plus périlleuse la définition du droit à l’heure où même la garde alternée du chien ou des poissons rouges de l’aquarium fait jurisprudence en cas de divorce.

La Convention Européenne des Droits de l’Homme a été élaborée par le Conseil de l’Europe et signée à Rome le 4 novembre 1950. Elle est entrée en vigueur le 3 septembre 1953. Elle organise, en fait, la garantie juridictionnelle des droits et des libertés énumérés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. La protection des droits s’appuie sur deux organes : la Commission Européenne des Droits de l’Homme - organe d’enquête et de conciliation qui peut être saisi aussi bien par un Etat membre que par un particulier (articles 25 et 26), organe qui formule un avis mais peut aussi saisir la Cour européenne en vertu de l’article 47 – et la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui fut présidée par R. Cassin. Cette Cour est l’organe judiciaire de décision (articles 38 à 56 de la Convention).

Les directives européennes l’emportent, désormais, sur les législations européennes. Les Conseil d’Etat l’a clairement signifié aux parlementaires français en décembre 1999. La loi, expression de la souveraineté du peuple, expression de la volonté générale d’un peuple constitué en Nation, ne peut plus s’émanciper, s’affranchir de la tutelle des normes européennes. La Constitution de la V° République prévoit dans son article 55 : " les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés, ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ". En l’occurrence, les directives de Bruxelles émanent directement de ces engagements internationaux. Ce sont les conclusions de la Cour de cassation qui datent de 1975 et de l’arrêt Nicolo du Conseil d’Etat d’octobre 1989. Une loi, même postérieure à un traité international, à un engagement avec des pays partenaires, ne doit pas être retenue dans la mesure où elle n’est pas compatible avec les traités en question.

Dans le domaine de la chasse, par exemple, les préfets qui ne veilleront pas à l’interdiction de la chasse du gibier d’eau au 31 janvier 2000 devront verser des dommages et intérêts aux plaignants. Un certain nombre de lois sont désormais inapplicables. En outre, un simple arrêté préfectoral, qui serait conforme à une directive ou à des normes européennes, au droit communautaire, a désormais une valeur supérieure à une loi votée à l’Assemblée Nationale. L’arrêt Nicolo consacre la primauté du droit communautaire sur le droit national. En plus, en vertu de cette jurisprudence, c’est l’interprétation des lois donnée par la Cour de Justice des Communautés Européennes qui prévaudra dans toutes les affaires juridiques. En ce qui concerne les périodes d’ouverture de la chasse, les plus hautes autorités administratives et politiques de la France ont été désavouées : le président de la République, le premier ministre, les ministres, les présidents de l’Assemblée Nationale et du Sénat.

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LE SUJET DU DROIT

Pour qui s’applique le droit ? quel est le sujet du droit ? Le droit s’applique, s’adresse à qui ? De très nombreuses contributions y font allusion : il s’agit donc d’un point essentiel. La participation d’Annie Palanché à ce débat s’avère décisive. Elle s’est intéressée à l’affaire des foulards islamiques. Annie Palanché propose une étude très fouillée de la jurisprudence dans ce domaine, depuis la déclaration de 1789 (article 10), les préambules des constitutions de 1946 et 1958, de la loi de séparation de 1905 (article 2), les circulaires du 15 mai et du 31 décembre 1937 jusqu’à la circulaire du 12 décembre 1989 (loi Jospin), à l’arrêt du Conseil d’Etat du 2 novembre 1992, à la circulaire de septembre 1994 (du ministre François Bayrou) en passant par l’article 9 de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 (qui reprend l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948).

On pourrait y ajouter d’ailleurs les " Instructions générales " du 9 avril 1903 ou bien encore la Circulaire du 28 avril 1925, celle du 12 avril 1934 ou bien encore celle du 31 décembre 1936. Circulaires qui ne sont jamais citées dans les préambules des textes jurisprudentiels, et pourtant, elles existent.
 
 

Annie Palanché s’efforce de démontrer que la jurisprudence confond la sphère publique et la sphère privée, ne reconnaît pas la spécificité de l’espace public (l’école publique, laïque, et républicaine) tout en reconnaissant les communautarismes. " Une somme d’individus ne fait pas un peuple de citoyens ", précise-t-elle avec raison. Autrement dit, la jurisprudence, captive du libéralisme économique débridé qui supplante le politique, fait passer l’intérêt particulier avant l’intérêt général : " au citoyen capable de s’élever au-dessus de ses intérêts particuliers pour penser l’intérêt général s’est substitué l’individu qu’il faut protéger de tous les abus de pouvoir, en particulier de ceux qui émanent de l’Etat " (contribution A. Planché – Fédération des Vosges – page 2). Les conclusions de cette contribution doivent retenir notre attention : le droit national apparaît, en effet, comme phagocyté par une jurisprudence " supralégislative ", " supranationale ", tributaire des groupes de pression, qui menace la souveraineté des Etats, qui compromet le devenir de l’Etat-Nation. Et de conclure : " l’individu égostiste s’affirme de plus en plus comme sujet de droit international " (ibid. page 3). Dans sa synthèse de discussion, la Fédération de Paris rejoint les conclusions d’Annie Palanché : " se référer aux seuls droits de l’homme ou aux droits humains, c’est étouffer les droits du citoyen ". La Fédération de Savoie a également abordé cette discussion (23 janvier 1999) qu’elle rapporte dans ses contributions : la convention européenne et ses formulations parasites dénaturent la déclaration des droits de l’homme : " par exemple, il y avait la déclaration des droits de la femme, la déclaration des droits de l’enfant. C’est une discrimination, car là, on introduit une particularité selon l’âge et selon le sexe. C’est souligner les différences ". La formulation est peut-être maladroite ou ambiguë. Il convient donc de revenir à la question du sujet du droit, en prenant appui sur les réflexions du philosophe Henri Pena-Ruiz.

Le foulard islamique

L’avis 344-893 du Conseil d’Etat réuni lors de l’Assemblée du 27 novembre 1989 fait référence à l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 et accorde aux élèves " le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires " (Revue française de droit administratif – Numéro de janvier-février 1990). Cet avis ne tient absolument pas compte du fait que des élèves peuvent tout aussi bien exprimer des convictions politiques, par exemple : il procède donc à une dissociation, à une particularisation ou à une parcellisation dans la définition de ce " droit ". Il s’appuie sur l’article 4 de la Déclaration du 26 août 1789 : " La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ". Mais aussi sur l’article 11 : " La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ". Dans ces articles, il est question de " citoyen " et de " société ". Or, l’école ne constitue pas une " société civile ". Elle accueille des enfants, des adolescents, des êtres mineurs. Un mineur, c’est sans doute un citoyen " en devenir ", mais il ne dispose pas de lui-même comme peut le faire un adulte. La société n’a que des devoirs à l’égard des enfants. L’enfant n’a pas de devoir à l’égard de la société.

Cependant, l’avis du Conseil d’Etat accorde le même statut juridique qu’un adulte à un enfant, à un être mineur. L’enfant est reconnu comme sujet de droit alors qu’il ne peut assumer aucun des droits du citoyen majeur. On sait, par ailleurs, que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 légitime unilatéralement la liberté d’exprimer ses croyances religieuses sans tenir compte des autres convictions, au détriment d’autres formes d’affirmation de sa spiritualité, de sa pensée. On peut penser que le Conseil d’Etat différencie le champ d’application de ce " droit ". On voit mal en quoi, une personne (qu’elle soit mineure ou majeure) qui rencontre Jésus-Christ en se levant chaque matin dans ses chaussons, aurait plus de droits que d’autres. Ensuite, comme le souligne Henri Pena-Ruiz, " la question de la définition du sujet de droit n’est même pas évoquée " (" Dieu et Marianne : la philosophie de la laïcité " - P.U.F. – 1999 – page 261). On pourrait dire que le Conseil d’Etat différencie tout aussi bien les types de convictions que les conditions d’expression de ces mêmes convictions. Mais pourquoi alors se référer à une différenciation particulière et non pas à une autre ? La jurisprudence aurait très bien pu se référer à une différence de sexe, par exemple. Les conseillers auraient pu s’inspirer de la " Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes " qui a été proclamée à New-York le 1er mars 1980. Relisons l’article 5 de la première partie de cette Convention qui figure en annexe dans cette présente synthèse :

Article 5 – Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour :

  1. modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes.
Ou bien l’article 3 : " Les Etats parties prennent dans tous les domaines, notamment dans les domaines politique, social, économique et culturel, toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour assurer le plein développement et le progrès des femmes, en vue de leur garantir l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes " (ibid.). L’alinéa c de l’article 2 précise bien qu’il faut " instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et garantir (…) la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire ".

En outre, l’avis du Conseil d’Etat ne tient aucunement compte du caractère laïque de l’enseignement public. Il opère nécessairement et arbitrairement une disjonction entre les élèves et les personnels d’enseignement. Les élèves ont le droit d’exprimer publiquement dans l’enceinte scolaire, dans la classe, leurs convictions religieuses alors qu’au contraire les enseignants doivent s’abstenir en toutes circonstances d’exprimer les leurs. La formulation des droits aboutit à une aberration juridique.

De la même manière, ont peut s’interroger sur l’objet du droit. Finalement, de quel droit s’agit-il ? De la liberté d’expression ? On sait bien que certains enfants sont manipulés par les familles tributaires des engagements politiques, des choix confessionnels de leurs parents. La liberté d’expression, formulée dans l’état, in abstracto par cette jurisprudence, conduit à la captivité : l’enfant restera prisonnier des superstitions parentales, des lubies d’un parent. S’agit-il du droit à la liberté d’expression de l’enfant, d’un être mineur, d’un élève, ou bien du " droit des familles ", du " droit des parents d’élèves " à faire valoir leurs normes, leurs lois ? La loi des familles se substitue ainsi aux lois de la société civile qui deviennent hors-la-loi. Les lois de la République sont mis sous la tutelle de la loi du père, de la mère : l’individu décide de la loi. Qu’on ne se trompe pas : le communautarisme est toujours et restera toujours l’expression de l’individualisme.

On en revient à la critique formulée par Finkielkraut du droit à la différence qui aboutit mécaniquement à enchaîner des êtres humains à une différence imposée par un clan familial, une communauté, par la " parentèle ". Le droit à la différence signifie donc la fossilisation de comportements stéréotypés, l’embrigadement, l’enfermement dans une différence. On emprisonne l’enfant dans un ghetto socioculturel ou pire encore, on l’abandonne dans l’arène des bricolages pulsionnels de ses parents, aux mécanismes des réflexes identitaires. Les conditions d’existence subies par ces jeunes filles condamnées à porter le voile islamique dans l’espace " privé ", dans l’espace clos de la famille sont donc, par la voie légale, par la force de la loi, reproduites dans l’espace " public ". A supposer que l’école soit un lieu public, un service public comme un autre. Ce qui n’est évidemment pas le cas. L’école, ce n’est pas la SNCF, ni La Poste. Personne ne vous oblige à prendre le train ou à vous rendre dans un guichet de poste. En revanche, l’école est obligatoire (obligation de l’assiduité scolaire). Ce qui amène le philosophe Henri Pena-Ruiz à écrire : " La dignité d’un lieu public comme l’école, tout comme la vulnérabilité des consciences qui s’y construisent, semblent avoir fait l’objet d’une singulière élision dans l’avis du Conseil d’Etat. D’où la troublante dissymétrie entre la reconnaissance de la sérénité nécessaire des lieux de culte, protégée d’ailleurs par la loi républicaine, et le refus implicite de l’assurer pour les lieux d’étude que sont les écoles publiques " (ibid. page 266). Une fois de plus, ce philosophe voit juste. On s’aperçoit que dans le domaine d’application des lois, des règles, les Eglises bénéficient toujours d’un ajustement de la loi. La loi connaît des géométries variables selon le sujet de droit. Si le sujet de droit appartient à une communauté de fidèles, à un groupe de croyants, il tire bénéfice de la formulation d’un droit. En revanche, si le sujet de droit est un profane, il est écarté de ce bénéfice. On a construit ici ou là des centres " culturels " qui avaient bien sûr une mission cultuelle. Au nom du droit à la différence, certaines municipalités ont expliqué que les musulmans, ou les protestants, ou les adeptes de telle ou telle confession, avaient droit à une salle polyvalente pour y organiser des mariages, des baptêmes, pour y célébrer des fêtes à caractère religieux. Le citoyen sans religion, lui, sera obligé de louer au prix fort une salle privée ou une salle municipale quand ce n’est pas une salle paroissiale. Dans ce dernier cas d’espèce, les " paroissiens " se servent deux fois. Une première fois en disposant d’une salle communale dite " paroissiale " concédée gratuitement par la collectivité et une deuxième fois en percevant le montant de la location de la même salle.

On en revient, consciemment, à la question de l’origine prétendument judéo-chrétienne des droits de l’homme qui englobe, nous semble-t-il, celle du rôle " social " des religions. Cette vision de l’histoire des droits de l’homme aboutit à une consacration publique du rôle politique, sociologique de la religion, qui serait indispensable et donc consubstantielle à l’humanité. C’est comme si il y avait d’un côté le citoyen doté d’un " supplément d’âme " et de l’autre celui qui serait privé de dispositions spirituelles. Le christianisme, on l’a convenu une fois pour toutes, est une religion d’amour. La religion, le cœur d’un monde sans cœur. L’âme d’un monde sans âme. Or, une République laïque fait précisément l’économie de ce " supplément d’âme " qui s’exprime systématiquement par une vision eschatologique du devenir de la société. Elle fait l’épargne de cette vision d’une finitude en ouvrant l’espace des infinis possibles, rendus possibles par la raison ou le génie humain. Nous renvoyons ici aux travaux remarquables de Catherine Kintzler à propos de cette question.

Il va de soi, pour en revenir à l’Education Nationale, que l’école, ce n’est pas une église, une chapelle, ni une paroisse ou une communauté de fidèles.

Dernière inconséquence, relative cette fois à la portée du droit. Il s’agissait pour le législateur de mettre un terme à certains troubles de l’ordre public dans les enceintes scolaires. Si les dispositions préconisées par le Conseil d’Etat étaient appliquées rigoureusement, mécaniquement, il va sans dire que la prolifération des manifestations des convictions de chacun, l’affirmation des croyances multiples, l’extériorisation des obédiences, des penchants personnels aboutiraient à un chaos (organisé cette fois) dans les établissements. Les écoles deviendraient des champs de bataille, des lieux d’affrontement, de propagande, et disons le mot, de prosélytisme.

Principes de discrétion et d’indiscrétion

L’idée républicaine des droits de l’homme pose comme condition sine qua non de l’existence même de droits civiques une communication rationnelle entre les individus ; elle donne congé à toutes les formes d’expression de l’irrationnel, aux appartenances particulières en tant que formes d’adhésion à un dogme, à une idéologie. Dans le cadre de cette communication sociale, fondée sur les aptitudes rationnelles de l’homme, tout serait " discuté ". Ces dernières ne font pas l’objet d’une condamnation. On les passe sous silence, tout simplement : c’est le principe de " discrétion ". La conception républicaine considère que ce principe est incompatible avec une légitimation de règles ou de normes que certaines communautés (groupes religieux, sectes, lobbies économiques, etc…) considèrent, elles, comme indispensables à l’organisation sociale.

En revanche, la revendication formelle d’une prise en compte des exigences d’un noyau d’individus, d’une " communauté ", autrement dit l’idéologie communautariste exprime cette tentation séculaire des représentants d’un dogme, des clergés, du rétablissement d’un ordre où la communication sociale céderait le pas à une réduplication d’un modèle comportemental, d’une norme morale, de schémas indiscutables de pensée. Les clergés revendiquent la possibilité d’une inscription dans le droit public de la possibilité de " régurgiter " dans l’espace public ces modèles rivés à un dogme : c’est le principe d’" indiscrétion ". Ce qui nous ramène à l’analyse de l’objet même de ce chapitre : le sujet de droit. Le principe d’indiscrétion valorise les " droits de la personne " comme prise en compte de la " liberté personnelle ". Ces droits sont nécessairement antinomiques avec les droits des " citoyens ", de l’individu en tant qu’être civique.

Mais approfondissons encore cette réflexion… Les défenseurs de la laïcité " ouverte " ou " plurielle " s’appuient sur un paradoxe. L’idée républicaine et l’idée " communautariste " visent, apparemment, la même chose, dans les mots tout au moins : " l’autonomie " de l’individu. Les deux démarches revendiqueraient la même chose. Cependant, dans le premier cas, on valorise l’autonomie qui est fondamentalement articulée au libre exercice de ses facultés raisonnantes, alors que dans le second cas, l’autonomie s’articule à une morale, à une vertu qui proviennent d’un ensemble de croyances, de superstitions et autres formes d’expression de l’irrationnel. Dans le premier cas, ce qui domine, c’est l’indépendance du sujet de droit. Dans le second, c’est la provenance qui prévaut. Ce que le philosophe Alain Finkielkraut exprime de la manière suivante : " La démocratie, en somme, fait flèche de tout bois. Elle joue avec virtuosité sur le registre libéral de l’indépendance et sur celui – communautarien – de la provenance. Ce qu’elle respecte chez le jeune, c’est le sujet qui pense de lui-même, par lui-même, et c’est aussi le membre d’une ou de plusieurs communautés (… ) l’homme réalise son humanité en s’inscrivant dans une humanité particulière. Fin de l’antagonisme entre l’idéal de l’arrachement et celui de l’appartenance ". (L’ingratitude : conversation sur notre temps " - Alain Finkielkraut – NRF – éditions Gallimard – 1999). Ce philosophe conclut son chapitre en insistant sur une idée déjà exprimée dans " La Défaite de la pensée " : " Les métaphysiques contradictoires de la modernité ne sont plus aujourd’hui que les deux variantes d’un même discours : tout est égal car tous les hommes sont égaux " (ibid. page 131). Ces " métaphysiques " tournent le dos à l’engagement républicain tel que l’exprimait le philosophe Alain : " La vraie république est un parti pris et une règle posée, à laquelle on pliera l’existence ".

Sans doute, les affaires du foulard islamique ne relèvent pas seulement d’une philosophie du droit : elles sont politiques. Pour se convaincre, il suffit de se rappeler les événements qui se sont produits au collège de Creil. Des jeunes filles ont refusé obstinément, pendant plusieurs mois, de retirer le " hidjeb ". On comprend leur attitude dans la mesure où les mollahs et les parents expliquent à leur progéniture que s’ils enlèvent le voile, ils vont mourir. Soit dit en passant, on utilise exactement les mêmes procédés d’intimidation et de manipulation mentale dans bon nombre de catéchèses paroissiales ou ecclésiales, qu’elles se déroulent à l’intérieur d’une église, d’un temple ou d’une synagogue. Ces jeunes musulmanes ont décidé finalement de se rendre en cours la tête découverte. Pourquoi ? Les dispositions de la loi de 1989, de la loi Bayrou, des avis du Conseil d’Etat ou des tribunaux administratifs n’y sont pour rien. Tout cet arsenal juridique n’a servi strictement à rien. Elles ont enlevé le foulard islamique à la demande… du roi du Maroc Hassan II qui est intervenu personnellement dans cette affaire.

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LES DROITS DE LA FEMME

On doit à Lucienne Girard (Fédération des Vosges) et à Sophie Micoud (Fédération Libre Pensée 64) deux contributions qui évoquent la femme en tant que sujet du droit. Lucienne Girard propose un long développement historique sur le statut de la femme depuis les sociétés antiques jusqu’à aujourd’hui, précisant qu’il faudra attendre en France l’année 1936 pour que les femmes soient officiellement mentionnées dans le " Complément à la Déclaration des Droits de l’Homme " tout en citant son article premier : " Les droits de l’être humain s’entendent sans distinction de sexe, de race, de nation, de religion ou d’opinions " et son article III qui postule " le droit de la femme à la suppression intégrale de l’exploitation de la femme par l’homme ". L’auteur de cette contribution cite également le Préambule de la Constitution de la IVème République qui stipule que " la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ". Quant à la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle mentionne bien " l’égalité des droits des hommes et des femmes ". Lucienne Girard et Sophie Micoud évoquent bien sûr la figure d’Olympe de Gouges (1748-1793) qui symbolise la revendication d’une égalité civique entre les hommes et les femmes. On sait qu’Olympe de Gouges publiera en 1791 une " Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne " comportant 17 articles, fondée sur " la Nature et la Raison ", sur le modèle de la Déclaration de 1789 (" Une des femmes Lumière de la Révolution Française : Olympe de Gouges " - S. Micoud – ibid. page 3).

Les droits de l’homme sexistes ?

Certains propos, certaines analyses relatives aux diverses déclarations des droits de l’homme mériteraient d’être nuancées, au risque de dissimuler une fois de plus le rôle particulièrement néfaste qu’ont pu jouer les grandes religions monothéistes depuis deux millénaires. D’ailleurs, les avis même partagés qui dénoncent le sexisme des textes déclaratifs s’appuient bien souvent sur la notion des droits " de la personne humaine ", " de l’être humain ", notion héritée de l’anglo-saxon " Human Being " et sans cesse utilisée par les confessions religieuses, à commencer par le représentant de la très sainte Eglise Apostolique et Romaine. Qu’on relise à ce sujet le texte des six demandes de pardon de l’Eglise prononcé le dimanche 12 mars à la basilique Saint-Pierre de Rome par les cardinaux et docteurs de la foi (Le Monde – Mardi 14 mars – page 40). Expliquons-nous…

Revenons donc aux dix-sept articles de la Déclaration du 26 août 1789. Il va de soi que pour les philosophes des Lumières, pour Condorcet, pour les Constituants, le mot " homme " signifie " homme et femme ". Le concept " homme " permet de nommer l’universel. De plus, la Révolution Française va promouvoir un certain nombre de droits nouveaux. Prenons l’exemple du mariage. Dans la constitution de 1791, l’âge nubile est fixé à 21 ans pour les deux sexes. Filles et garçons peuvent se marier dès cet âge. D’autre part, l’union maritale est définie comme un contrat civil : autrement dit, la liberté de la femme qui souscrit à ce contrat est exactement la même que celle de l’homme. En outre la loi sur le divorce du 20 septembre 1792 accorde aux femmes les mêmes possibilités qu’aux hommes en cas de consentement mutuel ou d’incompatibilité d’humeur. Dans le domaine de l’enseignement public, le plan d’éducation de Le Pelletier de Saint-Fargeau prévoit que la même éducation sera donnée aux enfants, filles ou garçons, de cinq à douze ans. L’enseignement primaire sera obligatoire pour les filles comme pour les garçons. Il respecte l’égalité entre les deux sexes. D’autre part, le droit d’aînesse, particulièrement inique parce que discriminatoire, sera aboli le 8 avril 1791. En 1793, la Convention décrétera : " Tous les descendants ont un droit égal sur les biens de leurs ascendants ". D’autres textes, en matière de gestion communale, par exemple, prévoient bien que les décisions sont prises par des " individus de tout sexe ".

Pourquoi donc occulter ces textes ? Pourquoi vouloir s’acharner ainsi sur " la grande Révolution " ? Pourquoi focaliser toutes les critiques sur le dos des Révolutionnaires, accusés de " machisme " ? Pourquoi vilipender le discours " phallocentrique " des Constituants ? On évoque le droit des Citoyennes, à juste titre, certes. Mais c’est peut-être oublier aussi que les femmes n’étaient pas les seules à être privées du droit de voter, du droit de s'assembler, de se coaliser. Que l’on se réfère par exemple à la loi Le Chapelier… Elles ne sont pas les seules non plus à être privées du droit de voter, de s’exprimer par le vote. Et on le sait, les femmes ont largement participé aux assemblées citoyennes. Elles participent au vote, certes localement, lors du référendum sur la Constitution de l’an I. On pourra se reporter aux excellentes analyses de l’historienne Madeleine Rebérioux à ce propos.

Les décisions des révolutionnaires remettaient directement en cause le rôle des Eglises. L’Eglise romaine aura sa revanche dès 1804 avec le code civil napoléonien qui jettera à nouveau l’interdit sur le divorce. Alors, non, l’exploitation de la femme n’a pas pris corps au cours de la Révolution Française. La discrimination entre les sexes ne s’enracine pas dans les premiers textes déclaratifs. Tout au contraire. Le combat des femmes prend sa source dans la Révolution Française, il prend corps dans ces années qui ont vu l’émergence de droits nouveaux reconnus universellement. Ce qui n’exclut pas bien sûr les nécessaires contradictions liées aux mentalités de l’époque. Il manque à ce chef d’œuvre de la Révolution Française un espace électoral national auquel l’accès est refusé aux femmes. Les femmes sont privées du droit de vote, de ce droit civique fondamental.

Cette exclusion ne doit pas nous amener à tenir un discours contre-révolutionnaire qui nous amènerait à disqualifier, à discréditer la Révolution Française. Ce qui nous ramènerait, une fois de plus, à accréditer les Eglises d’une possibilité de réévaluer la notion des droits de l’homme, revue et corrigée par celle des " droits de la personne humaine ". Cette contestation nous amène logiquement à réhabiliter le dogme d’une source judéo-chrétienne des droits de l’homme. Non, c’est bien la Révolution Française qui ouvre la possibilité aux femmes de revendiquer leurs droits même si cette possibilité n’a pas fait l’objet d’une application stricte et immédiate. La Révolution Française est non seulement un point de départ, mais aussi un point d’appui pour les femmes qui pendant presque deux millénaires, sinon plus, ont été privées de tous les droits, y compris du droit d’avoir des droits. Et cette impossibilité de revendiquer des droits a un fondement essentiellement religieux : voilà la vérité. Si la femme a toujours été esclave et si elle le demeure aujourd’hui dans un grand nombre de pays, c’est à cause des religions et des superstitions.

La discrimination comme produit des traditions religieuses et des superstitions
 
 

Nous aurions envie, ici, en guise d’avant-propos, de reprendre ce cri qui déchira la conscience des hommes et des femmes du XVIIIème siècle (hormis Jean-Jacques Rousseau, bien sûr, dont on connaît le sort qu’il réserve à Sophie dans l’ " Emile "), cri lancé comme une gifle à la face de l’humanité par le philosophe Diderot : " Femmes, que je vous plains " ! Sait-on qu’aujourd’hui, il y a 114 millions de femmes, de petites filles qui subissent des mutilations sexuelles ? Sait-on que la pratique de l’excision et de l’infibulation, qui sont des actes de boucherie sur le sexe féminin, touche plus de 130 millions de femmes dans une trentaine de pays africains ? En Ethiopie, en Somalie, par exemple, 90 % des femmes sont excisées. Sans oublier le Soudan, le Mali, le Burkina Faso. Cette pratique de l’excision, on le sait, est liée à des superstitions religieuses. Dans le Coran, le Prophète recommande bien une mutilation sexuelles des fillettes, même la plus légère possible (" hadith "). Certes, cette tradition a été abandonnée dans la majeure partie des pays du Golfe, sauf peut-être à Oman ou en Egypte. Les islamistes égyptiens sont de farouches partisans de l’excision, qui représente, faut-il l’avouer, une source de gains importants pour les professions médicales ou paramédicales. Au Burkina Faso, on recommande l’excision pour calmer les ardeurs sexuelles des jeunes filles. Mais on vitupère les Togolaises ou les Ghanéennes qui elles, refusent cette pratique mutilatrice, et viennent prendre les maris des femmes burkinabé totalement frigides. Sans parler des femmes totalement captives des superstitions qui réclament l’excision parce qu’elles pensent que leur clitoris va tuer leur enfant lors de l’accouchement. Et l’on fait tout dans ces pays pour empêcher les jeunes filles d’aller à l’école (à peine 10 % des filles sont scolarisées). A cause de la religion, chaque jour qui passe, 2000 femmes sont victimes de ces coups de rasoir meurtriers.

Que dire de cette moitié de l’humanité dans des pays où elle n’existe même pas ? Non seulement la femme ne dispose d’aucun droit, mais elle n’a même pas le droit d’exister en tant qu’être humain. C’est le cas au Pakistan, par exemple, où l’on ne se donne même pas la peine de recenser les femmes. Les hommes ne sont pas tenus de donner le nom de leur épouse, les garçons ne sont pas tenus de donner le nom de leur mère. Au Pendjab, 83 % des accouchements se font à domicile pour une seule et même raison : la femme doit rester cloîtrée, claquemurée. D’où un taux de mortalité maternelle de 80 sur 10 000 au lieu de 1 pour 10 000 en Europe. Et celles qui accouchent d’une petite fille au lieu du fils tant attendu, elles sont brûlées vive. Non loin du Pendjab, en Inde, ce sont plus de 5000 femmes qui sont tuées chaque année, le plus souvent projetées dans la cheminée de la cuisine où elles périssent brûlées vives enveloppées de leur sari. La sélection des fœtus est couramment pratiquée dans le monde entier. Les statistiques évaluent à plus de 100 millions le nombre de ces femmes " manquantes " à cause de cette discrimination sexuelle à la naissance. Discrimination qui a essentiellement un fondement religieux.

On pourrait parler aussi des femmes battues, des violences conjugales, familiales. En France, 70 % des viols sont familiaux. Au Guatemala, au Pakistan, au Costa Rica, au Japon, etc… une femme sur deux est battue par son conjoint. Aux Etats-Unis, une femme fait l’objet de violences conjugales toutes les 12 secondes. Chaque minute et demi, c’est un viol de plus aux U.S.A. Pour l’immense majorité des femmes, il existe un endroit mille fois plus dangereux qu’un parking souterrain mal éclairé et désert ou qu’une rue sombre mal fréquentée, c’est son propre foyer. Pour les femmes, il existe un ennemi mille fois plus dangereux que le pire phallocrate invétéré : la religion. Chaque année, 100 000 femmes décèdent des suites d’un avortement clandestin. Cela n’a pas empêché le Vatican, par exemple, d’interdire la distribution de pilules abortives aux femmes kosovares qui avaient été violées par des miliciens serbes. L’Eglise catholique écossaise, on s’en souvient, a versé une somme d’argent très importante en 1999 aux parents d’une gamine de douze ans pour que cette dernière refuse l’avortement.

Christianisme, judaïsme , islamisme et la privation des droits de la femme

Il n’est pas certain que les statuettes du paléolithique ou du néolithique, dont les rotondités mammaires, disons maternelles, sont soulignées à plaisir dans la contribution de Lucienne Girard, expriment une mentalité primitive imprégnée de phallocratie. Nous ne partageons pas la même analyse au sujet de l’âge d’or des déesses fertiles (Cybèle, Artémis, Aphrodite, etc…) qui devrait être compris comme une protohistoire de la désacralisation de la femme. On se reportera à ce sujet au livre de O. Vallet, l’auteur de l’ouvrage " Femmes et religions : déesses ou servantes de Dieu " (éditions Gallimard). Pour nous, il ne fait aucun doute que les religions monothéistes que sont le christianisme, le judaïsme ou l’islamisme, constituent la revanche incontestable des dieux mâles sur les divinités femelles. Dans les livres dits " sacrés " de ces trois religions, la violence contre les femmes atteint des proportions tout à fait inouïes.

Commençons par le judaïsme. On connaît certaines règles juives selon lesquelles les femmes n’ont pas accès au Temple quand elles ont leurs menstruations ou bien dans l’attente du retour de couches. Une femme juive n’a pas le droit de faire l’amour pendant ses règles. Le soupçon pèse en permanence sur les jeunes filles : c’est pourquoi on les marie avant la puberté, et on s’assure ainsi que l’époux sera bien le père de ses enfants. La femme adultère doit être lapidée. Une femme juive n’a pas le droit de prendre la parole dans une synagogue. Elle n’a pas le droit de prier avec les hommes dans le même local. Les femmes n’ont pas le droit d’étudier les commandements de la mitsva. La tradition talmudique est claire à ce sujet : " Mieux vaut brûler la Torah que de la confier à une femme ". Au cours des prières matitudinales, l’homme se doit de remercier Dieu de ne pas l’avoir fait femelle. Pendant les prières, les femmes doivent dissimuler aux yeux des hommes leurs cheveux et toutes les parties de leur corps…

Dans le christianisme, comme dans les autres religions se réclamant de l’Ancien Testament, la féminité est marquée par l’infamie du péché originel. La femme n’est qu’une putain et rien d’autre. Si, une bécasse, souvent. La femelle est un être satanique, c’est pourquoi le pape Paul IX ira jusqu’à proclamer le dogme de l’Immaculée Conception, qui fait de Marie une femme respectable, parce qu’elle n’a pas commis l’acte d’amour charnel. Pendant deux millénaires, la vie des femmes a été régentée par l’Eglise chrétienne. Jean-Paul II ne l’a pas oublié dans son acte de repentance. Citons le cinquième " mea culpa " du très Saint Père : " prions pour tous ceux qui ont été offensés dans leur dignité et qui ont vu leurs droits bafoués, prions pour les femmes trop souvent humiliées et marginalisées et reconnaissons que les chrétiens, par diverses formes de consentement, s’en sont aussi rendus coupables… " (Le Monde – 14 mars 2000). Les historiens qui se sont intéressés aux inquisitions de l’Eglise catholique (celles de Ferdinand d’Aragon, d’Isabelle la Catholique, de Torquemada, entre autres…) ne manquent pas de rappeler que les femmes ont payé un tribut bien plus lourd à l’Inquisition que les hommes : le plus souvent, c’était des femmes qui étaient condamnées à la torture, au bûcher.

Et pourtant, 80 % des pratiquants sont des femmes. Encore aujourd’hui. Plus de 90 % des catéchistes, qu’il s’agisse de la catéchèse scolaire, ecclésiale, ou paroissiale, sont des dames patronnesses. Sans les femmes, jamais la foi chrétienne n’aurait pu se développer à un tel point. Mais pour quelle raison ?

Au XVIIIème siècle, le philosophe Denis Diderot avançait déjà une hypothèse : " Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est sa dernière ressource " (ouvrage intitulé " Des femmes "). La psychanalyse freudienne n’a fait que reprendre et développer ce que Diderot soupçonnait déjà. Citons en particulier les travaux de cette brillante psychanalyste athée, Mélanie Klein, à laquelle Julia Kristeva vient de rendre hommage dans son livre " Le génie féminin : Mélanie Klein " (Editions Fayard – 1er trimestre 2000). Julia Kristeva s’attarde sur cette idée exprimée par Mélanie Klein selon laquelle les souffrances de la femme, le mal-être érotique dissimulent l’aboutissement des pulsions destructrices, la destructivité de la pulsion de mort. Pour Julia Kristeva, le discours religieux est surtout un discours amoureux, un produit de remplacement qui ignore superbement toute cette alchimie. Et les femmes, paradoxe malheureux, sont les actrices traditionnelles privilégiées de cette alchimie. Depuis presque vingt siècles aussi, les femmes ont été les otages, d’un clergé célibataire tenaillé par ses propres fantasmes, les victimes de la bigoterie, des bricolages pulsionnels des dévots. On n’ignore pas, par exemple, que plus de 80 % du temps de la confession a toujours été consacré à l’écoute des péchés sexuels…Depuis quelques années, les femmes se rendent compte qu’elles ont été dupées par l’Eglise et se détournent d’une manière franche et rapide du culte. L’Eglise va tout perdre et les femmes vont tout gagner : elles vont gagner ce dont elles étaient privées , la liberté.

Ne négligeons pas l’islamisme, qui a produit, de la même façon que le christianisme ou le judaïsme, des sociétés parfaitement inégalitaires, répressives et discriminatoires à l’égard des femmes. La quatrième sourate du Coran recommande de frapper les femmes, de les morigéner, de les enfermer. De nos jours encore, en Jordanie, en Afghanistan, dans les Emirats arabes, on condamne les femmes adultères à la lapidation. La polygamie est la règle dans la plupart des pays islamiques. En Arabie Saoudite, dans une grande partie de l’Egypte, les femmes doivent porter le niqab qui recouvre tout le visage sauf les yeux. Elles vivent dans des lieux cloisonnés, des écoles séparées, des bureaux administratifs séparés, etc… Le port du foulard est imposé dans tous les pays islamiques, sauf en Turquie ou certaines régions d’Afrique du Nord. Le statut juridique de la femme dans la majeure partie de ces pays est calqué sur la loi islamique, la charia. Toutes les constitutions sont inspirées de cette législation. Les femmes n’ont pratiquement aucun droit, sauf celui de s’occuper de leurs enfants ou de leur mari. Dans les mosquées, les femmes n’ont pas le droit de prier avec les hommes. Même à la maison, dans la plus stricte intimité familiale, la femme n’a pas le droit de se placer aux côtés de son époux pour prier face à la Mecque. La femme doit obligatoirement se trouver derrière son mari. On pourrait multiplier les exemples…Certes, les femmes égyptiennes ont obtenu récemment le droit de divorce, les femmes au Maroc vont peut-être obtenir une réforme de la " mudawana "… Mais elles trouveront toujours face à elles les représentants de la religion, en témoigne la manifestation organisée le 12 mars 2000 dans les rues de Rabat et de Casablanca, au Maroc, où environ 200 000 islamistes ont protesté contre le " plan d’intégration de la femme imposé par l’Occident ", parce que contraire à la loi islamique. Le même jour, 100 000 personnes défilaient pour réclamer l’émancipation de la femme (âge légal du mariage, substitution du divorce à la répudiation ou talak, etc…). Mais le sort des femmes au Maroc sera décidé, une fois de plus, par une commission essentiellement représentée par les docteurs de la loi islamique, les oulémas et présidée par le commandeur des croyants, c’est-à-dire le roi du Maroc Mohammed VI. On connaît aussi l’opposition farouche à cette réforme de la " mudawana " du ministre des " habous " (le ministre du culte, des biens religieux), qui contrôle toutes les moquées du Maroc et dépend directement de l’autorité du souverain.

Le combat de la Libre Pensée, qui est le combat pour la laïcité, est aussi le combat pour la libération des femmes. Ce qui n’a pas toujours été le cas, en témoigne l’histoire même de notre mouvement philosophique. En tous les cas, nul doute que l’émancipation de la femme n’a jamais été prônée par les religions. La revendication des droits de la femme n’a jamais été nourrie au sein des églises, bien au contraire : la libération de la femme est venue directement de la désaffection de la pratique religieuse, elle-même alimentée par le mépris outrancier des représentants de l’ordre religieux exprimé à leur égard.
 
 

Egalité citoyenne : sexisme de droit ou sexisme de fait ?

De nombreuses contributions font référence aux discriminations sociales ou économiques dont font l’objet les femmes. La planète compte aujourd’hui environ 830 millions de femmes qui occupent un emploi : elles représentent à elles seules 38 % de la population active. Mais elles gagnent en moyenne 20 à 40 % de moins que les hommes. On peut comparer ces chiffres aux quelques 900 millions d’adultes analphabètes dans le monde, ou bien à l’ensemble des êtres humains qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, dont 70 % dans les deux cas sont des femmes. En France, en dépit de la loi Yvette Roudy de 1983 sur l’égalité professionnelle, les femmes, en moyenne, touchent un salaire de 27 % inférieur à celui des hommes. Les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) recrutent 51 % des garçons et seulement 30 % des filles (22 % pour les écoles d’ingénieurs et 8 % pour l’Ecole polytechnique). Plus inquiétant encore, on a noté que 65 % des échanges professeurs-élèves se passaient avec les garçons contre 35 % avec les filles. Tout semble confirmer les thèses de certains sociologues : la division sexuelle des rôles sociaux engendre la division des savoirs, la division de la communication et des échanges.

En outre, ces chiffres méritent de faire l’objet d’une étude comparative. En effet, les femmes représentent 90 % des personnels enseignants dans les écoles maternelles et primaires. Les femmes représentent 57 % des salariés des trois fonctions publiques (la fonction publique d’Etat, la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale). Avec des inégalités, bien sûr. Sur 109 préfets, il y a 5 femmes. Sur 448 sous-préfets, 41 femmes. Sur 30 recteurs, 4 femmes.

Pour autant, on peut difficilement prétendre qu’il existe dans notre pays un sexisme de droit. Si les femmes sont l’objet de traitements inégalitaires dans le domaine économique ou social, c’est sans doute en raison d’un sexisme de fait. Ces inégalités, ces discriminations, restent liées, à notre sens, à une perpétuation de la répartition inégalitaire des rôles dans la sphère familiale. Du point de vue du droit des femmes, on a pu observer une évolution constante au cours de ces trois décennies. Lucienne Girard ne manque pas d’y faire allusion dans sa contribution ainsi que dans de nombreux articles de la commission " Femmes " publiés par La Raison. En revanche, les relations entre les hommes et les femmes demeurent inchangées puisque les statistiques démontrent que les femmes continuent à assurer plus de 90 % du travail domestique. Sur l’ensemble de la population mondiale, le tiers des ménages a pour " chef de famille " une femme seule, qui s’occupe des enfants.

On se heurte ici à une difficulté juridique. L’égalité de l’homme et de la femme est garantie par les déclarations des droits de l’homme. Elle tend à devenir plus ou moins effective dans le domaine social, économique, voire politique (10, 9% de femmes seulement à l’Assemblée Nationale, la représentation des femmes dans les différents organes politiques place la France au 31ème rang mondial…). Il en va tout autrement dans le domaine de la vie privée où l’inégalité demeure la règle. Et on peut légitimement se demander si ce n’est pas précisément cette division inégalitaire du travail domestique qui constitue un obstacle majeur à l’épanouissement professionnel des femmes. Prenons l’exemple de l’allocation parentale d’éducation (APE). Elle est accordée à l’un des deux parents, sans distinction de sexe. Celui-ci peut cesser, suspendre toute activité, totalement ou partiellement, pour élever les enfants. Dans 99% des cas, c’est la mère qui décide de suspendre son activité professionnelle.

D’autre part, il est de plus en plus question aujourd’hui de parité : parité scolaire, parité professionnelle, parité politique, parité civique… Comme si la biologie dictait ses lois au politique. Qu’on le veuille ou non, qu’on le dise ou non, cette notion de " parité " implique l’idée d’une différenciation sexuelle, de nature biologique. Ne va-t-on pas à l’opposé des idéaux de toutes ces femmes militantes, qui ont obtenu la dépénalisation de la contraception, de l’avortement ? Grâce aux lois sur l’interruption volontaire de la grossesse, le fait d’être mère (situation réservée aux femmes, biologiquement parlant) a cessé d’être un destin inscrit dans les tables de la nature. Le fait d’être mère a cessé d’être un devoir conforme à une prétendue " nature ", une institution conforme à une norme sociale elle-même appuyée sur les normes de la nature. Une femme n’est plus mère selon sa nature, elle est mère parce qu’elle l’a décidé ainsi, parce que c’est sa liberté. A l’aube du XXIème siècle, 85 % des femmes en France deviennent mère tout à fait librement. Or, la notion de " parité " fait appel à une nature spécifique, à une différenciation sexuelle. La différence sociale, économique, politique des sexes se fonderait sur la différence sexuelle …

La querelle des anciens et des modernes : universalistes et paritaristes

Deux articles ont été publiés dans le numéro 443 du journal " La Raison " daté de juillet-août 1999. Il s’agit de celui de Marie-Claude Faivre (" La parité ou l’humiliation du citoyen " - page 11) et de Lucienne Girard (" Discrimination et parité " - page 12). Ces deux articles ont été versés dans le panel des contributions à la question à l’étude. Ce qui nous oblige à évoquer cette controverse qui oppose les " paritaristes " (accusés de " sexisme ") et les " universalistes (soupçonnés de " machisme "). Signalons que la Charte de Rome du 18 mai 1996 prescrivait " la participation égale des femmes et des hommes à la prise de position ". Depuis la publication du Manifeste des 577 pour une démocratie paritaire (10 novembre 1993), la secrétaire d’Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, Nicole Péry, et le secrétaire d’Etat à la santé, Dominique Gillot, rapporteur de l’Observatoire de la parité, ont fait aboutir le projet de cette parité pour les scrutins de liste (en 2001 pour les villes de plus de 3500 habitants aux élections municipales, en 2004 pour les régionales et les européennes).

Les républicains, dont Elisabeth Badinter, Danièle Sallenave et Catherine Kintzler, entre autres, craignent un déclassement du destinataire du droit : le sujet du droit ne serait plus le " citoyen " mais un " usager ", ou pire, une " communauté de fait ". Dans le clan opposé, les paritaristes, dont Sylviane Agacinski-Jospin, dénoncent " l’universalisme d’exclusion " et le phallogocentrisme de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Pour les paritaristes, la notion de " citoyen " couvre un sexisme de droit. Citons , pour illustrer les enjeux de la controverse, les propos de C. Kintzler publiés dans Le Figaro du samedi 10 avril 1999 : " Pour accéder au politique, une femme en sera-t-elle réduite à s’autoriser de sa féminité ? N’aurait-elle que ses seins et ses ovaires (et non ses talents) comme motif légitime de promotion " ? Catherine Kintzler cite certains textes déclaratifs : " La loi ne connaît d’autres distinctions que celles des vertus et des talents ". Et de conclure : " Ce n’est pas en pensant à la féminité que l’on peut faire progresser le droit, mais en pensant aux droits d’une femme quelconque en laquelle tout homme doit pouvoir, non pas s’identifier, mais se reconnaître " (ibid. page 7 – article intitulé " Parité ? Je préfère un homme compétent à une femme nulle "). Pour cette universitaire, la parité représente une forme d’aliénation. Pour les autres, la parité serait un pis aller, puisqu’elle consiste dans une modification du système politique et la mise en place de " quotas ", mais elle permettrait au moins d’intégrer les citoyennes dans la vie politique.

A notre sens, les paritaristes opposent la " démocratie réelle " à une " démocratie virtuelle " par la mise en place d’une " discrimination positive " qui suppose une " parité " (entre la partie féminine, la communauté des femmes, des personnes de sexe féminin) et qui donne congé à " l’égalité " (les " citoyennes " forment une partie de l’humanité universelle qui ne tient pas compte de la " spécificité sexuelle "). De la même manière, on peut contester ce qui est avancé comme une " preuve " ou une évidence que la proclamation des Droits de l’Homme de 1789 aurait entérinée une " discrimination négative " à l’égard des femmes. Et puis, que signifie cette " identité sexuelle " ? Cette notion d’identité ou de spécificité sexuelle ne recouvre pas forcément la différence entre les sexes, loin de là. Si l’on s’en tient à ces principes, dans ce cas là, les homosexuel(le)s ou les transsexuel(le)s devraient bénéficier, eux aussi, de quotas. En outre, ne risque-t-on pas de confondre la société civile (où l’identité sexuelle joue un rôle, bien sûr) et la société politique (où la spécificité sexuelle importe peu dans la fonction de représentation des élus). Quoi qu’il en soit, la modification des scrutins de liste n’empêchera certainement pas des millions de femmes, en France, de se faire battre comme plâtre par leur mari ou leur conjoint. Pour nous, de toute évidence, c’est le sexisme de fait et non pas un prétendu sexisme " de droit " bricolé selon les besoins d’une cause qui est à l’origine de cette discrimination insupportable (les femmes ne représentent que 5,5 % des élus) et de ces traitements ignobles.

Rappelons aussi que d’autres ségrégations se conjuguent à cette discrimination… Que dire des ségrégations scolaires, urbaines, ethniques, sociales, territoriales ? Qu’il s’agisse du droit de vote des immigrés, ou du droit des " minorités " (y compris des " minorités sexuelles ", on l’a vu au sujet du vote de la loi sur le PACS), on aboutit à une parcellisation du droit. Dans un contexte politique où les citoyens et les citoyennes de notre pays n’exercent même plus un droit fondamental, le droit de vote. La parité permettra-t-elle de mettre un terme à la pandémie de l’absentéisme électoral ? On peut en douter…Dernière chose, peut-on parler de parité (c’est ce que souligne Catherine Kintzler) alors qu’il naît plus de garçons que de filles ? Mais les femmes vivent plus longtemps. Le rapport serait donc inversé en fin de vie. Donc, il faudrait que ce soient des femmes du troisième âge ou du quatrième âge, qui se trouvent sur les têtes de liste pour qu’il y ait une totale parité numérique, etc…
 

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LES TITULAIRES DU DROIT : DROITS DE LA PERSONNE, DROITS DE L’ETRE HUMAIN ….

De nombreuses contributions s’interrogent au sujet du destinataire du droit : la personne, l’individu, l’être humain, l’individu, l’homme, le citoyen… Selon W.J. Boulley, " la déclaration de 1789, c’est une conception de l’homme qui permet d’affranchir l’individu de sa communauté d’origine : les éléments d’identité, cela relève de la sphère privée " . Renée Laurent questionne le concept de " droit à la vie " : " Si l’on reconnaît le droit à la vie, il est nécessaire de se demander ce que cela signifie " (Libre Pensée Savoie). Ce droit est également mentionné par L. Santeri, qui se penche sur la Déclaration de 1948 : " en 1789, il n’en était pas question, peut-être parce qu’on pensait à cette époque qu’un homme sans vie n’avait pas beaucoup de droits " (contribution de la Fédération de Savoie, page 2). Rappelons à ce propos que ce " droit à la vie " figure déjà dans le " Complément à la Déclaration des Droits de l’Homme " élaboré par la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1936 : " le droit à la vie implique l’abolition de la guerre " (article 11 – cf. Annexes). L. Santeri relève dans la Déclaration de 1789 l’article suivant : " la loi est l’expression de la volonté générale (…), elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ". Et de rappeler un autre passage, qui n’a pas été repris dans les textes de 1948 et de 1950 : " ceux qui font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ". Le mot citoyen, par exemple, disparaît dès 1793 (Discussion du samedi 23 janvier 1999 – Fédération de la Savoie). Quant à Jean-Bernard Lalaux, il signale le " primat de la dignité de la personne humaine " dans les textes déclaratifs de l’après-guerre, et cite abondamment un article publié par Gilles Manceron dans le numéro 101 de la revue de la Ligue des Droits de l’Homme (" Hommes et Libertés ", numéro spécial, 1998). La réflexion de Ginette Vargin-Orru s’inspire également de cet article. Pour la Fédération de Paris, " se référer aux seuls droits de l’homme ou aux droits humains, c’est étouffer les droits du citoyen ". En revanche, " défendre les droits de l’homme et du citoyen, c’est, concrètement, défendre des institutions démocratiques qui garantissent l’énoncé égalitaire de ces droits ". Dans cette même contribution, on insiste sur le glissement sémantique à l’œuvre dans la déclaration de 1948, caractérisée de " glissement de fond avec retour en arrière " (ibid. page 2). Annie Palanché (Fédération des Vosges) insiste dans sa conclusion, avec raison, sur la signification de cette dérive, qui, selon elle, n’est pas seulement sémantique : " au citoyen capable de s’élever au-dessus de ses intérêts particuliers pour penser l’intérêt général s’est institué l’individu qu’il faut protéger de tous les abus de pouvoir, en particulier de ceux qui émanent de l’Etat ". Dans la Déclaration de 1948, précise Annie Palanché, " les titulaires de ces droits étant des individus, ils détiennent désormais un ensemble de droits opposables à d’autres individus, à d’autres groupes sociaux et surtout à des Etats souverains " (ibid. page 2). En définitive, " l’individu s’affirme de plus en plus comme sujet de droit international, ce qui explique la disparition du terme de citoyen dans les déclarations du XXème siècle " (ibid.). Manuel Fernandez (Fédération de l’Eure) se pose la question : " ne faudrait-il pas préférer l’expression droits de la personne humaine, ne serait-ce que pour éviter la confusion entre homme-être humain et homme-individu mâle " ? C’est aussi la question posée par l’avant-propos de la contribution de la Charente-Maritime : " certaines associations et institutions, dont Amnesty International (…) proposent " droits humains " par analogie avec l’expression anglaise human rights ou droits de la personne humaine, ou encore droits de la personne ". Compliquons un peu plus les choses, puisque cette même contribution fait apparaître dans son excipit la notion de personnalité humaine : " La déclaration universelle doit être sans cesse améliorée en fonction de l’évolution et nous devons être toujours plus exigeants afin d’aboutir, selon le vœu de l’article 26, au plein épanouissement de la personnalité humaine " (ibid. page 3). Catherine Broniecki cite également le " droit à la dignité ", à propos des débats sur l’euthanasie (Fédération du Lot). S’agit-il de l’homme en tant que " sujet ", " individu " ou bien en tant qu’ " espèce " ? Annie Palanché revient sur cette question en reprenant les conclusions de Blandine Barret-Kriegel : " la doctrine des droits de l’homme n’est pas d’abord liée au sujet, mais plutôt à l’idée d’espèce, c’est-à-dire à l’homme comme membre d’une espèce générique, l’humanité, et pas tout de suite à des sujets individualisés (…) Pour observer la loi naturelle, la société doit être conforme aux fins de l’espèce " (Contribution des Vosges – " Les droits de l’homme et le droit naturel " - A. Palanché – page 8). Deux conceptions s’affrontent : soit le premier droit naturel c’est l’appropriation de son corps, alors je dois protéger mon corps vivant, soit c’est l’exercice de la pensée qui me définit en tant qu’homme qui n’est plus réduit à un corps parmi d’autres corps, et dans ce cas-là, l’exaltation des pouvoirs de la volonté m’amène à vouloir élargir les possibilités d’une libre détermination. Marie-Laurence Nanty souligne que c’est la Déclaration de l’Indépendance des Etats-Unis du 04 juillet 1776 qui a servi de base au projet de la Déclaration de 1948 . Dans ce texte, " tous les hommes sont créés égaux, ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables (…) la vie, la liberté et la recherche du bonheur " (Fédération de Paris). M.L. Nanty se souvient que les " droits de la personne humaine se trouvait déjà dans la Charte des Nations Unies de 1945 ".

Au cours d’un banquet républicain, Dominique Barbier (Libre Pensée du Maine-et-Loire) a rapproché deux termes : le " citoyen " et le " prochain ". : " lorsque la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen devient en 1948 la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, seule la version française conserve le titre –Droits de l’Homme - , les trois autres versions , anglaise, espagnole et russe adoptent la terminologie - droits humains ". Dans la mesure où l’on introduit d’autres terminologies (" êtres humains ", " individu ", " personne humaine ", " famille humaine " …), " le droit du citoyen est de plus en plus souvent placé au rang des accessoires " (Revue " Ce qu’il faut savoir " - numéro 46 – 3° trimestre 1999 – page 4). Pour D. Barbier, le dévoiement de la notion de " droits de l’homme " au profit des " nouvelles citoyennetés " exprime la résurgence du concept clérical de " prochain ". Et de citer quelques extraits d’un exposé de Catherine Kintzler intitulé " le prochain et le Citoyen " dont nous retenons ici la phrase suivante : " Se fonder sur une appartenance préalable (le lien social), c’est certes former rassemblement, mais c’est aussi accréditer les séparations identitaires. Se fonder sur la séparation du citoyen, c’est certes admettre comme principe une forme de dissolution, mais c’est aussi former une cité qui ne ferme la porte à personne " (ibid.). Les propos de Ginette Vargin-Orru (contribution de la Fédération de Paris) vont dans le même sens d’une distinction entre la " cité " et la " communauté " : " les enfants de Dieu forment une communauté : les individus ne comptent pas dans une communauté ". Idée exprimée également dans la contribution d’André Frey, qui puise dans les réflexions de Robert Badinter exprimées dans le numéro 243 de la revue " Humanisme " : " Le 10 décembre 1998, on célébrait le cinquantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, manifestement inspirée par notre propre Déclaration, à cette nuance près, c’est qu’elle est beaucoup plus individualiste, privilégiant l’homme par rapport au citoyen " (page 9).

Droits de l’homme, droits humains, droits de la personne : l’Eglise et la Révolution Française

Tout cela peut paraître bien contradictoire, voire embrouillé. En fait, bien des textes déclaratifs ne font que reprendre des droits précédemment proclamés, en précisant ou en développant leur portée, en multipliant les attendus et les considérants, qui par ailleurs ne sont pas toujours reconnus par les parties signataires. La formulation des droits n’est pas séparable, nous l’avons déjà dit, des processus historiques.
 

Pour les besoins de l’exposé, qui ne vise en aucun cas l’exhaustivité, nous nous appuierons sur des travaux qui ont été publiés par la Libre Pensée, auxquels nous rendons hommage ici, pour leur qualité. Nous faisons référence à un article historique tout à fait passionnant de notre regretté président national, Joseph Berny (" Révolution Française et Eglise " - Idée Libre n° 182 – juillet/août 1989 – pp. 1-26) ainsi qu’aux analyses incontournables de Christian Eyschen (" La Révolution Française vue par l’Eglise " - Idée Libre n° 185 – Janvier Février 1990) qui ont été depuis rassemblées dans son livre " La Libre Pensée contre l’Eglise " (C. Eyschen – Paris- 1999 – préface de Jean-Robert Ragache).

Nous avons vu que la Déclaration de 1789 avait été placée sous les auspices de l’Etre Suprême. Cette formulation, l’inscription en médaillon de cette figure tutélaire dans le préambule des textes déclaratifs, nous renvoie à l’histoire même des événements révolutionnaires et de leurs protagonistes. Joseph Berny, par exemple, a bien montré le rôle déterminant joué par les ecclésiastiques et les représentants de certaines confessions religieuses, et notamment l’abbé Grégoire, l’abbé Bonnefoy, le chanoine de Thiers ou l’évêque de Nîmes, Cortois de Balore. Cet évêque n’avait-il pas déclaré : " Quand on fait des lois, il est bon de les placer sous l’égide de la divinité " ? Quant à l’abbé Grégoire, le seul ecclésiastique qui se permit de siéger à la Convention jacobine en tenue d’évêque, il devait insister : " il faut montrer à l’homme le cercle qu’il peut parcourir et les barrières qui doivent l’arrêter ". L’abbé d’Eymar, député du clergé de Haguenau et de Wissembourg, le pasteur Rabaud Saint-Etienne, l’évêque de Paris, et bien d’autres influencèrent les décisions des Conventionnels. On comptait en 1789 environ 136 évêques et archevêques, 60 000 prêtres de paroisse et plus de 40 000 curés. A cette époque là, on comptait un religieux pour deux cents habitants, dans un pays qui comprenait 25 millions d’âmes. Dès le fameux Serment du Jeu de Paume (20 juin 1789), de nombreux ecclésiastiques rejoignirent le Tiers-Etat, tout comme certains membres de la noblesse, y compris les plus éminents. La Révolution Française porte l’empreinte de ces personnalités religieuses, du conflit entre les " gallicans " et les " ultramontains ". Souvenons-nous : les biens de l’église furent aliénés le 02 novembre 1789, puis fut décrétée la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790) et enfin, après l’échec de cette " gallicanisation " de l’Eglise, ce fut la séparation des églises et de l’Etat qui fut proclamée en 1795. Cette période historique est marquée par les dissensions qui vont opposer les milieux ecclésiastiques, par le rôle politique des congréganistes et des évêques constitutionnels, les " ecclésiastiques rouges " comme les évêques de Bourges ou de Limoges, qui siégeront parmi les Conventionnels, à la Montagne.

Le Saint-Siège, le Vatican, imperturbable, ne cessera de combattre les idéaux révolutionnaires. L’Eglise de Rome a toujours été sincèrement hostile aux droits de l’homme et du citoyen. Il suffit de citer les encycliques qui expriment toutes la même rage, la même fièvre anti-révolutionnaire. Parcourons pour illustrer notre propos le " Bref " du pape Pie VI, qui annonce tout net : " C’est dans cette vue qu’on établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux, qui paraît cependant à l’assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes " (Bref " Quod aliquantum du 10 mars 1791 dans lequel le pape Paul VI condamne à la fois la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la Constitution civile du clergé). Pratiquement un siècle plus tard, le pape Léon XIII reprendra à son compte cette même condamnation pontificale et dans les mêmes termes : " De ces considérations, il résulte donc qu’il n’est aucunement permis de demander, de défendre ou d’accorder sans discernement la liberté de pensée, de la presse, de l’enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature a conférés à l’homme. Si vraiment la nature les avait conférés, on aurait le droit de se soustraire à la souveraineté de Dieu et nulle loi ne pourrait modérer la liberté humaine " (Encyclique " Libertas praestentissimum " du 20 juin 1888). Le pape s’en prend ici au droit naturel, celui qui émane de la raison humaine, pour revenir à ce droit immuable, qu’il prétend commun à toutes les époques, à toutes les régions du monde, celui de la volonté de Dieu. Il oppose la volonté de Dieu à la volonté humaine, autrement dit, il n’est pas question de droits humains, puisque la seule source du droit est non-humaine. L’homme, aux yeux de la puissance religieuse, est un être d’essence. Aux yeux de la puissance publique, l’homme est un être de droit. Le désaccord prend corps dans cette antinomie entre " être de droit " et " être d’essence ".

L’encyclique " Quanta Cura " de Pie IX (1864) et le fameux " Syllabus " de la même année convergent dans le même sens. A chaque fois, le siège apostolique en revient à un droit plus général, plus ancien aussi, un droit primitif, disons même originel, celui exprimé dans les textes dits " sacrés ", dans la Bible : c’est Dieu et lui seul qui confère au genre humain un droit sur les choses. C’est pourquoi le pape Pie IX, qui exerça ses talents de 1846 jusqu’à 1878 à la Curie romaine, ne cessa de qualifier les droits de l’homme comme " impies et contraires à la religion ". Dans l’Encyclique " Quanta Cura ", il dénoncera " les principales erreurs de notre temps " dans une série d’anathèmes qui ne cessent d’associer la " liberté d’opinion " à la corruption des cœurs. On pourrait citer bien des passages de l’encyclique " Rerum Novarum " (cf. les incontournables analyses d’André Frey) du pape Léon XIII. En 1903, le pape Pie X, dans le prolongement de " Rerum Novarum " continuera à postuler les axiomes de l’Eglise de Rome : " La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux. En conséquence, il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait dans la société humaine des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens " (sic). L’égalité sociale n’existe pas. On peut même discuter, nous avons effleuré ce sujet à propos des Epîtres, le principe d’une égalité métaphysique. Comment s’étonner d’une telle position, qu’on prétendrait " archaïque " ou " réactionnaire " si l’on jugeait trop vite ? Car tout nous ramène nécessairement à la religion du Livre et donc au dogme de l’adamisme. En vertu de ce dogme, l’homme est un être déchu, condamné à la damnation éternelle. Or la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen prend appui sur la conception d’une dignité originaire de tout être humain. Les religions du Livre postulent dès la Genèse une souillure fondamentale de l’homme, le " péché originel ". Et c’est précisément ce que Frepel lançait à la figure de Jules Ferry : les droits de l’homme consistent dans " la négation du péché originel ". De 1789 jusqu’à nos jours, les positions de l’Eglise ne varieront pas d’un pouce, qu’il s’agisse des libertés politiques ou de l’égalité sociale. Comment pouvait-il en être autrement puisque l’Eglise de Rome, par définition, ne peut être qu’infaillible ? C’est cela, le cléricalisme. Sinon, on ne peut comprendre pourquoi l’Eglise apostolique et romaine se serait " trompée " pendant deux mille ans. Il a fallu vingt siècles pour que l’église catholique découvre soudain que le judaïsme représentait la première religion du Livre et revendique, comme ça, un nouveau partenariat avec ses frères " juifs ". L’église catholique, de manière forcée et contrainte, doit se repentir de son " aveuglement ", doit avouer qu’elle s’est trompée pendant deux mille ans, parce qu’elle ignorait ce qu’était véritablement le " judaïsme ". Pourquoi deux mille ans ? pourquoi une si longue durée ? Pour faire oublier qu’il n’y a même pas une centaine d’années, le pape Pie X menaçait le peuple juif d’envoyer en Palestine tous ses prêtres pour les baptiser tous de force. Pour faire oublier qu’il y a une soixantaine d’années, le pape Pie XII a été le plus fidèle soutien du troisième Reich. Pour dégager la responsabilité du pape Pie XII (qui doit être béatifié, incessamment), du Vatican, des évêques, qui ont soutenu le régime hitlérien, qui ont été les complices de la Shoah. Les tentatives de récupération des droits de l’homme expriment, de notre point de vue, cette même tendance à vouloir recommencer l’histoire, à la réécrire, parce que l’église, toutes les églises, ont bien compris que les droits de l’homme devenaient leur tombeau.
 
 

Des récupérations idéologiques et cléricales : le Vatican contre les Droits de l’Homme

On pourrait concéder, certes, que la Déclaration Universelle de 1948 est imprégnée ou imbibée des idées rémanentes de l’humanisme chrétien. Cependant, il convient de rappeler que cette déclaration, contrairement à celle de 1789, à celle de 1793, ou bien à celle de l’indépendance américaine de 1776, ne fait aucune référence à un principe divin, à une divinité transcendantale. Il n’est pas question d’un " Etre suprême ", d’un " Dieu de la nature ", d’un " Créateur " ou d’une " Divine Providence ". Faut-il aussi se souvenir que la proclamation de la deuxième République, celle de 1848, a été célébrée par une messe et que la Constitution de cette seconde République commençait par les mots suivants : " en présence de Dieu ". Le terme de " dignité " figure dans de nombreux textes antérieurs à la Déclaration Universelle. En fait, à l’instar de Gilles Manceron, il faut peut-être lire dans l’introduction des expressions " droits de la personne humaine " ou " droits à la dignité " une tentative de " sacralisation " de l’homme. Cette " sacralisation laïcisée " de l’homme, héritée des philosophies humanistes, a fait l’objet ensuite d’une tentative de récupération par les clergés, de la même manière que la Déclaration de 1789 a conduit l’Eglise de Rome au refus obstiné de sa reconnaissance. Pour le Vatican, les " vrais droits de l’homme " n’ont jamais été les droits des républicains, les droits des Lumières.

La Sainte Eglise Apostolique et Romaine a toujours été hostile à la proclamation des droits de l’homme. Gilles Manceron évoque les premières condamnations, celles du pape Pie VI en mars 1791 : " cette égalité, cette liberté si exaltée par l’Assemblée Nationale n’aboutissent qu’à renverser la religion catholique " (Droits de l’homme ou droits de la personne ? in " Hommes et Libertés " - n° 101 – opuscule cité). Le pape et toute son église ne veulent reconnaître qu’une seule loi, " la loi de Dieu ", que les seuls " droits de Dieu ". Peu avant l’adoption de la Déclaration Universelle, le 11 novembre 1948, le pape Pie XII rappelait au deuxième congrès international de l’Union Fédérale Européenne que la " loi de Dieu " constituait " le fond solide sur lequel sont ancrés les droits de l’homme ".

On ne s’étonne guère des positions de cette église dans la mesure où Pie XI affirmait déjà, dans une encyclique, qu’il était faux " que tous les hommes aient les mêmes droits dans la société civile et qu’il n’existe aucune hiérarchie légitime " (Encyclique " Divini Redemptoris " du 19 mars 1937). C’est pourquoi les représentants de l’Eglise, le Vatican et les lobbies religieux préfèrent utiliser la notion de " droit de la personne ", " droit de la personne humaine ". La dignité de la personne exprime mieux, à leurs yeux, l’idée que l’être humain est une créature de Dieu, un enfant de Dieu. Cette idéologie cléricalo-conservatrice part du principe que tout homme, tout être humain est " une personne humaine ". Ensuite, elle définit la " personne humaine " comme crée par Dieu, à l’image de Dieu. La reconnaissance de cette personne, de la dignité personnelle de l’homme exige le respect des droits de la personne humaine dans l’exacte mesure où ces droits procèdent de la volonté de Dieu. G. Manceron cite d’ailleurs l’Encyclique " Christifideles laici " du 30 décembre 1988 : " La reconnaissance effective de la dignité personnelle de tout être humain exige le respect, la défense et la promotion des droits de la personne humaine. Il s'agit de droits naturels, universels et inviolables : personne, ni l'individu, ni le groupe, ni l'autorité, ni l'Etat ne peut les modifier, encore moins les supprimer, parce que ces droits procèdent de Dieu lui-même " (ibid. page 15). Selon notre auteur, de nombreux aspects de la Déclaration Universelle de 1948 ne vont pas du tout dans le sens des conceptions du Vatican, qui aurait tenté de récupérer non seulement l’histoire des droits de l’homme pour le seul profit de l’Eglise de Rome (sources judéo-chrétiennes des droits de l’homme) mais aussi la notion même de " droits de l’homme " en lui substituant le terme de " droit de la personne ". On connaît bien les tentatives de récupération du mouvement social opéré à partir de Vatican II (sans vouloir remonter à l’Encyclique Rerum Novarum). Il faudra attendre une quinzaine d’années avant que le Vatican n’exprime une faveur toute relative d’ailleurs, à l’égard de la déclaration de 1948. Gilles Manceron cite à ce propos l’encyclique " Pacem in Terris " du 11 avril 1963 : " Nous n’ignorons pas que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées. Cependant, nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale " (ibid. page 14).

Nul doute que les droits de l’homme (revus et corrigés ou non par l’expression " droit de la personne ", peu importe ici dans le but de la démonstration) ne signifient pas la même chose pour les humanistes rationalistes ou même tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle imposé par l’église de Rome que pour les ecclésiastiques. Pour le pape et tous les représentants ou fidèles de l’Eglise de Rome, les droits de la personne, cela signifie la liberté religieuse (et non la liberté d’opinion, la liberté de conscience), cela signifie le droit à une éducation religieuse, à un enseignement religieux (la catéchèse, qu’elle soit ecclésiale, paroissiale, et surtout scolaire), le droit des familles d’inculquer un dogme religieux à leurs enfants, le droit d’expression de ses convictions religieuses, etc… Et bien sûr les juristes catholiques n’ont pas manqué de participer à l’élaboration des textes déclaratifs, quels qu’ils soient.

De ce point de vue, on conçoit pourquoi les libres penseurs et les défenseurs des droits de l’homme restent attachés à cette formulation des " droits de l’homme et du citoyen ", qui nous renvoie à notre histoire, à la Révolution Française, au siècle des Lumières, à une philosophie humaniste (dont les racines remontent à la Renaissance, marquée par les modèles de l’antiquité gréco-romaine) , c'est-à-dire aux sources directes, à la genèse véritable des "droits de l’homme ".

Confluence ou connivences, convergences récupératrices ?

Nous venons de le voir, pas plus que pour ce qui concerne l’influence supposée du christianisme originel, des messages évangéliques ou de la prédication christique sur la genèse des droits de l’homme, on ne peut accorder la moindre légitimité à cette imposture qui fonderait les droits sur un pseudo égalitarisme chrétien hérité de la tradition patristique. Il n’y pas eu fécondation in utero, mais fécondation in vitro. Pour l’Eglise, l’égalité est métaphysique. Les hommes sont égaux, certes, mais devant Dieu, en tant que créature de Dieu. Cette égalité métaphysique n’a rien à voir avec l’égalité séculière. C’est pourquoi, en dépit de l’imposture du prétendu égalitarisme chrétien, cette égalité métaphysique a coexisté, sans conflits, avec les inégalités sociales. Mais l’Eglise de Rome se devait de réévaluer sa réflexion doctrinaire. Les notions de " droits de l’homme " et de " droits de la personne " recouvrent le clivage de la " raison " (le citoyen) et de la " foi " (le fidèle).

La raison imposait aux révolutionnaires l’idée d’un droit supérieur à la loi, d’un droit supra législatif, qui assigne aux lois un principe inamovible, indiscutable, celui de ne pas nuire à la souveraineté de la nation. A l’opposé, la foi impose une conception d’un droit entièrement soumis à la loi, à la loi divine : l’expression juridique des droits ne saurait se soustraire à cette loi absolue. Les droits de l’homme sont corrélés au relativisme des opinions, des convictions ; les droits de la personne à un absolu métaphysique. Dans le premier cas, la liberté, l’égalité, la fraternité sont impliqués par une conception d’une République une et indivisible, qui ne reconnaît que des citoyens. Le principe qui domine est celui de l’indifférence. En revanche, l’équité, la tolérance, la charité impliqués dans la conception des droits de la personne, aboutit à une reconnaissance du sacré. Le principe prédominant est celui de l’approbation, de la reconnaissance.

Pour l’ensemble des religions révélées, si l’homme entreprend de s’organiser lui-même en se débarrassant de la tutelle de la divinité en question, il se condamne à la déchéance. De ce point de vue religieux, les " droits de la personne " consistent dans un " supplément d’âme " (pour réutiliser l’expression marxiste) dans " un monde sans âme " (celui des " droits de l’homme ", d’une expression laïcisée juridico-législative des droits de tout être humain). Les efforts des religieux, des églises, ne connaissent aucun relâchement. Il s’agit toujours et sans cesse de retrouver, ou de maintenir ou de consolider la sphère spirituelle qui demeure leurs fonds de commerce.

A défaut d’une confluence, d’une identification exacte de la loi civile et de la loi religieuse, la sainte Eglise apostolique et romaine, révisant sa position, pose la règle d’une nécessaire dépendance du politique et du religieux. Cette règle n’est pas inscrite dans la majeure partie des textes déclaratifs des droits de l’homme, contrairement à ce qu’affirme Gérard Plantiveau. On note d’ailleurs une opposition frontale entre deux contributions : celles de la Loire-Atlantique (G. Plantiveau) et celle de la Sarthe (A. Frey). André Frey considère que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est " manifestement inspirée par notre propre Déclaration de 1789, à cette nuance près, c’est qu’elle est beaucoup plus individualiste, privilégiant l’homme par rapport au citoyen " (ibid. page 9). Pour André Frey, " depuis un demi-siècle, les garanties juridiques des droits de l’homme ont fait des progrès sensibles " (page 10). A l’opposé, l’intitulé même de la contribution de Gérard Plantiveau laisserait entendre une filiation entre la pensée de Saint-Augustin et celle du juriste René Cassin. Ce qui reste à démontrer. René Cassin , dans le droit fil de la pensée de Jean Jaurès et d’Aristide Briand, a contribué à la campagne pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple durant la guerre de 14-18, a dénoncé le franquisme en refusant la neutralité au sujet de la guerre d’Espagne. Il fut invité au Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme, alors présidée par Paul Langevin, à la Libération. Puis, il dénoncera les violations des droits de l’homme en Algérie commises par les militaires français. Un cordon ombilical entre Saint-Augustin et René Cassin, un juif laïque ? René Cassin est intervenu, on le sait, au cours des séances d’élaboration des textes, pour ajouter le complément à la Déclaration de 1789 qui avait été adopté en 1936 par la Ligue des Droits de l’Homme (cf. Annexes). Certains lobbies avaient accusé René Cassin de ne pas avoir permis de mentionner les droits des familles, des Eglises, des minorités… de ne s’intéresser qu’à l’individu en tant que sujet du droit, titulaire de droits et devoirs….

Revenons donc à l’interdépendance du politique et du religieux. L’Eglise considère ou postule donc que l’éthique religieuse est immanente aux textes. La notion de " droits de la personne " oblitère ce principe d’immanence. Ce n’est pas parce que l’Eglise le dit que nous, libres penseurs, devons l’analyser ainsi. La synthèse, souvent éclairante, de Gérard Plantiveau (" Vraies et fausses déclarations des droits de l’homme " - Libre Pensée de Loire Atlantique) nous permet de poser une question toute simple : le ver est –il bien " dans le fruit " ou bien (ce qui est notre analyse) à côté du fruit ? Gérard Plantiveau, emporté par le lyrisme des homéotéleutes, analyse avec une hardiesse enthousiaste la question sociale et politique, les évolutions ou les trahisons politiques, au regard de la doctrine sociale de l’Eglise (le réformisme social-démocrate et l’infiltration des organisations de la II° Internationale, naissance du catholicisme social , les compromis historiques , la théologie de la libération, comme explications du " syncrétisme mou et besogneux dont la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est toute entière empreinte "). La démonstration est séduisante, certes. Elle invite à une enquête méticuleuse au sujet de toutes les contradictions qui marquent la rédaction laborieuse de cette déclaration (celle de 1789 a pris moins d’une semaine, elle…). Mais faut-il balancer le bébé avec l’eau du bain et la baignoire avec parce que la barque est pleine ? Parce que la rime Saint-Augustin/ Saint Cassin sonne bien ? N’est-on pas amené, par là même, à attribuer un rôle moteur tout à fait démesuré dans la modélisation des rapports sociaux à un texte qui n’a qu’une valeur déclarative ? Il faudrait le démontrer aussi en analysant l’ensemble des Pactes Internationaux, notamment ceux évoqués par André Frey (les deux pactes de 1966 directement issus de la Déclaration Universelle, l’un sur les droits civils et politiques, l’autre sur les droits sociaux, économiques et culturels). N’est-on pas amené à proclamer, un peu vite, la victoire des forces cléricales ? Ceci dit, les conclusions de Gérard Plantiveau sont parfaitement lucides et nous les partageons sans réserve : les positions de l’Eglise vaticane et des autres églises chrétiennes, on pourrait même ajouter de l’ensemble des religieux, " relevaient de la tactique et des circonstances ". C’est indéniable.

Le Dieu-Créateur et le Dieu-Juge

Sans nul doute, les textes déclaratifs du XXème siècle ne libèrent pas totalement le politique du religieux : en témoignent les multiples références aux convictions religieuses. Comme si les formes d’expression de la subjectivité humaine ne pouvaient être comprises autrement que par référence aux versions religieuses de cette subjectivité (les trois religions du Livre, par exemple). D’autre part, la charité, la pitié, la solidarité, la générosité sont autant d’alibis dérisoires. L’alibi est double, d’ailleurs. Il s’agit d’une part de " crédibiliser " l’infinie bonté de Dieu (le Dieu – Créateur), garantie sine qua non de l’adhésion à telle ou telle croyance. D’autre part, il s’agit de justifier une défiance absolue à l’égard de la raison, de la conscience (le Dieu-Juge). Tout est là.

On peut admettre que les notions de " droit de la personne ", " droit de l’être humain " peuvent avoir d’autres acceptions que celles du Vatican ou des représentants religieux. L’expression " personne humaine " est déjà présente dans certains textes proclamatifs antérieurs à la Déclaration Universelle de 1948. Elle a été associée au souvenir des atrocités du régime de Vichy, au génocide des nazis, à la Shoah. Au lendemain de la Libération, ainsi que nous le rappelle André Frey (Fédération de la Sarthe), les Constituants de 1946 ont déclaré : " au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés " (ibid. page 9). La notion de " dignité humaine " figure dans bien des textes de la Ligue des Droits de l’Homme et sert de point d’appui, de levier, pour réclamer la suppression de la peine de mort. Ces deux notions (droits de l’homme, droits de la personne humaine), en dépit de toutes les précautions d’usage, forment néanmoins une unité, ou une unicité, y compris dans les formulations ou les considérations d’origine ou d’inspiration religieuse. Cette unité, ou la confusion des termes n’est pas neutre, pour les libres penseurs, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une évacuation des droits du " citoyen ". L’amalgame n’est pas que sémantique, rhétorique. Ils ont raison de préciser que les mots ont tous une résonance particulière. Le sémantisme de ces expressions nous renvoient à l’histoire politique des droits de l’homme. Mais soyons prudents. Les religieux connaissent parfaitement la sémantique puisqu’ils ont élaboré au fil des décennies ces lignes de démarcation sémantique. Et ceci, non sans raisons, sans calcul. Ligne de démarcation qu’il faut analyser pour ce qu’elle est : une repentance. Une tentative de récupération, que Christian Eyschen avait finement analysé dans un article intitulé " La Révolution Française vue par l’Eglise " (Idée Libre n° 185 – janvier/février 199O – pp. 38-73). Les églises n’ont absolument pas l’intention d’abandonner le terrain des droits de l’homme aux laïques. Il y va de la survie des religions institutionnelles. En vertu du principe de suffisance, les églises ne peuvent que se référer (par obligation) à une identité de ces droits, mais cette identité, reste somme toute imaginaire puisqu’elle est unifiée, coagulée intrinsèquement, à la notion d’ " homme ". Simple vue de l’esprit ? Relisons, pour appuyer notre propos, le numéro spécial de la revue " Communio " consacré à la Révolution de 1789 et publiée en 1989 : " Une autre approche est de dire que les droits de l’homme ne sont qu’une partie des droits de Dieu ; car les égards dus à l’homme sont d’abord ceux qui reviennent à un enfant de Dieu (…) S’il est bien certain que la dignité humaine (mentionnée dans la Déclaration Universelle de 1948 – NDLR) ne peut être respectée si les droits de l’homme ne le sont pas, les droits de l’homme sont-ils bien le fondement suprême de la dignité humaine ? Il est nécessaire de traduire le respect dû à l’homme en terme de droits, et de droit positif, puisque l’insociable sociabilité de l’être humain exige des règles qui codifient la vie en société. Mais le danger latent est de faire du respect de l’homme l’affaire d’un droit somme toute extérieur à notre conscience. Rappeler que la sauvegarde de la dignité humaine est inséparable d’une morale revient alors à déplacer l’accent des droits de l’homme vers leur origine : l’Eglise, après avoir montré que les droits de l’homme ne sont pas incompatibles avec ses principes, bien au contraire, doit par cela même et parce que c’est là leur seule assise ferme, les ramener au droit de Dieu " (fin de citation). Un bel exercice de casuistique, ici, dans ces lignes tirées de la revue " Communio ", mais qui confirme notre point de vue selon lequel le siège apostolique n’oppose pas " droits de l’homme " et " droits à la dignité humaine ", tout au contraire. Il s’agit d’un essai, non transformé, nous semble-t-il, de refonder les sources, les origines des droits de l’homme en disqualifiant et en congédiant tout à la fois le droit naturel, le droit positif, le jusnaturalisme. En effaçant y compris et surtout les empreintes historiques des droits de l’homme. Les essais de redéfinition, de reformulation et de refondation des droits de l’homme par les églises trahissent une tentative désespérée (et exaspérante pour les libres penseurs) du totalitarisme religieux. Ce " brouillage sémantique " est au service d’une vision religieuse de la société des hommes. Le totalitarisme est entendu ci-dessus comme la tentative d’imposer une vérité universelle, conciliant la morale et le droit, une éthique religieuse avec une référence juridique imposée à tous. Il serait sans doute intéressant que des spécialistes de la philosophie du droit se penchent sur les origines de la notion de " dignité humaine " et sur l’influence de ces terminologies dans la généalogie de la Déclaration Universelle de 1948.

Lettre morte ou lettre de dispense ?

Pour résumer le débat, nous pensons que le fait d’imposer ou d’accréditer l’idée d’une confusion possible entre éthique religieuse et droit – confusion qui selon certains serait à l’œuvre, ou en gestation, dans les déclarations – amènerait à ignorer ou à négliger l’émancipation du droit par rapport à la sécularisation du pouvoir politique. Nous entendons ici le terme d’émancipation comme l’ensemble des formes d’une laïcisation du droit, même si cette laïcisation n’apparaît pas sous un forme radicale. En fait, nous semble-t-il, les appréciations relatives aux différentes déclarations des droits de l’homme, dépendent, restent tributaires, des analyses politiques, socio-historiques de chacun. Ces appréciations peuvent servir, naturellement, telle ou telle orientation de la pensée politique. Là n’est pas l’essentiel. Ceci étant, nul doute qu’un grand nombre d’articles déclaratifs, d’attendus et de considérants, contredisent ou contrecarrent les ambitions des lobbies religieux.

Au demeurant, tous les libres penseurs, quelles que soient leurs opinions, leurs convictions politiques, semblent convenir d’une évidence : la condition de possibilité d’une laïcisation du droit ne peut se concevoir sans un affranchissement des formes d’oppression, qu’elles soient religieuses, politiques, économiques, sociales ou même intellectuelles (la pensée unique, par exemple). Poussons le raisonnement jusqu’à l’absurde, pour une fois. A supposer même une émancipation sans partage des proclamations du droit, des textes déclaratifs radicalement laïcisés, en aucun cas cette affirmation, toute symbolique, ne mettrait un terme à l’exploitation dans nos sociétés modernes encore soumises aux lois du marché et du profit.

Ce qui ne signifie pas non plus que les droits de l’homme doivent demeurer lettre morte. Ce qui ne veut pas dire que les droits de l’homme ne sauraient féconder les tentatives des citoyens de se défaire de l’emprise religieuse. Qu’on relise les déclarations de Taslima Nasreen du 12 novembre 1999 devant la Commission de la Conférence Générale de l’UNESCO, au titre de déléguée de l’organisation non-gouvernementale I.H.E.U. ( numéro 451 du mensuel La Raison – mai 2000) qui bouleverse pas mal d’idées reçues au sujet d’un prétendu relativisme culturel qu’on oppose sans vergogne au tropisme jacobino-combiste des républicains laïques ou des humanistes rationalistes. Cela ne veut pas dire, enfin, que les droits de l’homme ne sauraient aider les citoyens à se dépendre des forces du marché capitaliste.

Dans la perspective qui est la nôtre, les droits de l’homme ne sont pas plus une lettre morte qu’une lettre de dispense.

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DE LA MUTABILITE DU DROIT

La Déclaration Universelle de 1948 est peut-être plus une déclamation qu’une déclaration : elle n’a pas un statut d’obligation dans l’arsenal juridique des Etats signataires. Cette Déclaration Universelle n’est pas un traité, mais une résolution : elle a une force morale, une valeur de recommandation. Elle peut constituer une référence constitutionnelle, car il s’agit bien d’un texte juridique puisqu’elle s’appuie sur la Chartes des Nations Unies (articles 55 et 56). Cette Charte des Nations Unies, adoptée le 26 juin 1945 à San Francisco, proclame, en réaction aux exactions du nazisme, " les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine ". Cette charte ne définit pas les droits de l’homme : son article 68 prévoit la constitution d’une Commissions des droits de l’homme, qui sera créée en janvier 1946 par l’Assemblée Générale des Nations Unies. C’est seulement deux ans plus tard, le 10 décembre 1948, que sera adoptée au Palais de Chaillot à Paris, cette Déclaration, lors de la troisième assemblée générale de l’ONU. Un texte juridique qui, selon le Conseil d’Etat français, n’aurait pas de valeur juridique, puisque ce dernier ne lui reconnaît pas une norme conventionnelle. Toutefois, le caractère redondant de nombreux de ses énoncés recoupe les normalisations juridiques d’autres conventions, des pactes, ou des préambules constitutionnels. Certains énoncés ouvrent aussi la voie à des interprétations opposées, à tel point qu’il fut nécessaire de rédiger une convention internationale, qui puisse déclarer irrecevable toute interprétation juridique des textes qui aboutirait à un raisonnement absurde (Convention de Genève). La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est privée en tant que telle de toute garantie d’exécution : c’est le regret exprimé par une foule de contributions.

Du rôle des ONG

L’ONU a mis en place , peu à peu, toute une série de procédures afin de veiller à l’application des exigences à caractère universel de la Déclaration, et ce, dans tous les pays, qu’ils soient signataires ou non. Ces démarches procédurales sont essentiellement guidées par les ONG (Organisations non-gouvernementales) sur un plan national ou international. Les Etats qui n’ont guère augmenté les dépenses budgétaires destinées au respect des droits de l’homme délèguent cette mission à des organisations subsidiaires, les ONG, dont certaines sont noyautées par des sectes ou bien sont affiliées à des lobbies religieux (cf. la récente campagne de l’UNADFI contre ces ONG). Le dimanche 19 mars, tout le monde s’en souvient, dans le sud-ouest de l’Ouganda, à Kanungu, plus de deux cents adeptes se sont aspergés d’essence qu’ils ont enflammée eux-mêmes à la demande de leur gourou Joseph Kibwetere. Ils faisaient tous partie de la secte chrétienne " Restauration des dix commandements de Dieu " qui prêchait " le monde de Jésus ". Depuis, ce sont 700 corps qui ont été découverts dans divers districts de l’Ouganda. Or, cette secte était enregistrée en tant qu’organisation non gouvernementale…

On peut légitimement s’interroger à propos de la légitimité ou de l’efficacité sur le terrain de ces ONG. Actuellement, se déroule sur les rives du lac Léman, la session annuelle de la commission des droits de l’homme de l’ONU. Certaines ONG ont été invitées à enquêter en Algérie (Amnesty International, Human Rights Watch, FIDH et Reporters sans frontières). Disons qu’elles ont été autorisées à enquêter par le pouvoir algérien lui-même, complice sinon auteur des massacres et des disparitions. Le président algérien Abdelaziz Bouteflika a beau dire que l’Algérie est " une maison de verre ", on se demande pourquoi avoir interdit de telles enquêtes pendant toutes ces dernières années. Enfin, notons que les ONG interviennent après le meurtre, le massacre de 4000 personnes et la disparition de 10 000 individus. La défense des droits de l’homme a sans doute besoin d’une autre organisation…

Mais revenons à la Déclaration Universelle de 1948. Dans le processus même de son élaboration, le rôle des ONG fut déterminant, rappelons-le. La rédaction finale a subi l’influence des corps diplomatiques, dont les réflexions restaient tributaires des politiques coloniales de leur pays. Ce qui explique sans doute pourquoi le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, par exemple, ne figure pas dans les énoncés. Les horreurs du nazisme, ces " actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité " sont dans l’esprit des participants à l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1948, mais pas les massacres du Setif.

A quoi bon proclamer, se désespèrent certains libres penseurs, des droits qui expriment la " plus haute aspiration de l’homme ", si c’est pour ne pas les respecter, si la seule aspiration des Etats consiste à souscrire aux exigences de l'ultra-libéralisme économique. A quoi bon un régime de droit universel ? On remet en cause le caractère supranational de certaines déclarations. Vaste débat. La République est une forme d’organisation d’un Etat. Elle n’est pas une garantie, en soi, d’une application des droits de l’homme. Prenons un exemple tout simple : le droit de vote des femmes. Et bien, ce droit fondamental a été acquis dans des pays monarchiques, dans des monarchies constitutionnelles, bien avant certains pays républicains. Ou bien en même temps. On peut se demander, légitimement, si notre cinquième République est bien une République ou bien une sorte de " principat républicain ", un régime césariste ou consulaire, une république " bananière " à la solde des oligarchies financières. La conquête des droits de l’homme relève de la démocratie. La République consiste sans doute dans la forme politique qui sert de point d’appui, de souffle, pour cette marche vers l’émancipation de l’homme et la conquête de ses droits. Conquête qui est forcément européenne, mondiale. L’idée républicaine n’implique pas des frontières aux nations. Que signifie de nos jours la notion de " frontière " ? Au cours du XXème siècle, nous sommes passés d’un capitalisme de type patrimonial, celui des " deux cents familles ", des firmes qui appartenaient à des empires familiaux, à un capitalisme managérial, où les " managers " mobilisent les capitaux des entreprises, souvent avec l’approbation de l’Etat. Ce sont eux qui gèrent les entreprises, qui fournissent les capitaux. Par le jeu du marché, les petits actionnaires, les petits investisseurs, les retraités (aux USA, par exemple) servent les intérêts de ces gros investisseurs qui ne visent qu’une chose, une meilleure rentabilité des capitaux déjà investis. La création de valeur pour l’actionnaire ne connaît pas l’idée de frontière. La plupart des principaux groupes industriels français cotés en Bourse sont financés, non pas par l’actionnariat salarié ou l’actionnariat individuel (à peine 11 % de la capitalisation boursière), mais par ces gros investisseurs, ces " investisseurs institutionnels " constitués par les fonds de pension ou les fonds communs de placement aux mains des américains, des écossais, des anglais et des hollandais. L’idée de " nation " a-t-elle encore un sens alors que ces investisseurs internationaux contrôlent plus de 40 % de la Bourse de Paris ? l’Etat-Nation est une forme transitoire, pensait le philosophe Kant, parce que la paix universelle et perpétuelle suppose un gouvernement mondial. Mais quelle paix ? La " pax americana " ? Mais aussi quel gouvernement ? Le " corporate governance " , c’est-à-dire le gouvernement des grands capitaux, le gouvernement d’entreprise ? Quelle citoyenneté ? Quels droits ? L’universalité de la légitimité du profit capitaliste ?

Perpétuité et mutabilité

A l’opposé de cette perpétuité qui caractérise les grands textes déclaratifs, on observe une grande mutabilité des lois. Prenons l’exemple de la peine de mort. La Cour Suprême fédérale des U.S.A. a confirmé l’inconstitutionnalité de la peine capitale en 1972. Quelques années plus tard, cette cour revient sur son jugement et l’annule, tout simplement. Aux USA, 38 états sur 50 ont rétabli la peine capitale dans leur législation. Parmi ces 38 états, 28 procèdent à l’exécution des condamnations. Qu’en est-il de ce droit essentiel, le droit de vivre ? En fait, c’est l’acte de naître dans tel ou tel Etat, ou bien le fait de résider dans telle ou telle région, qui décide si vous avez le droit de vivre ou pas.

Autre exemple, emprunté à Daniel Fer, qui a écrit un remarquable article dans le bulletin de la Fédération de Paris : " Laïcité : variantes américaines, exception française " ? Cet article ne figure pas dans la liste des contributions à la question à l’étude, mais il aurait pu. Daniel Fer évoque la conception très moderne de la laïcité de Jefferson, qui proclamait : " Il faut élever un mur entre l’Eglise et l’Etat ". L’article ajoute " qu’à l’initiative de Madison, on adopta en 1791 le premier amendement à la Constitution, dans le cadre du Bill of Rights : le Congrès ne produira aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou en interdisant le libre exercice " (page 3). Et Daniel Fer de rappeler " qu’en 1962, renonçant aux anciennes interprétations restrictives, la Cour suprême fédérale s’est appuyée sur le premier amendement pour interdire l’organisation de prières dans toutes les écoles publiques ", que les Etats du Vermont et du Maine interdisent de transmettre l’argent public des chèques-éducation à des écoles confessionnelles, qu’un tribunal du district de Cleveland (Ohio) a suspendu l’application d’une loi sur les school vouchers, au motif qu’elle violait la séparation des Eglises et de l’Etat, et enfin qu’un arrêt de 1973 de la Cour suprême fédérale annulait pour violation du premier amendement, une loi de l’Etat de New-York qui accordait un crédit d’impôt aux familles qui envoyaient leurs enfants dans les écoles privées !

En France, pays laïque, tout cela est couramment pratiqué au nom de la loi Falloux, du Concordat, des lois Astier, Marie, Baranger, Debré, Rocard, Lang, Monory…Les lois républicaines en France ne s’appliquent pas sur tout le territoire national, en témoignent les statuts d’exception scolaire d’Alsace-Moselle ou des DOM-TOM. La religion est considérée comme une discipline obligatoire, au même titre que les autres disciplines scolaires. C’est pourquoi le ministre socialiste, Claude Allègre, a créé un Capes de religion qui va titulariser 35 prêtres et 8 pasteurs au nom de la loi Perben. Mais dans le même temps, le recteur de l’Académie de Metz-Nancy donne tort à une Institution Catholique qui avait fait procéder au retrait des allocations familiales à une famille qui avait négligé d’envoyer sa fille au catéchisme. Raisons invoquées par le recteur : l’enseignement religieux n’est pas une discipline comme les autres. En Turquie, seul pays laïque qui ne fait pas partie de la Ligue des pays musulmans à cause de la laïcité constitutionnelle, les mollahs sont rémunérés et formés par l’Etat comme dans l’ensemble des autres pays musulmans. Les droits, tout comme les lois, n’ont rien d’universel et rien d’immuable. Parce qu’ils n’ont d’autre source que la volonté humaine, que la volonté des citoyens. C’est ce que Karl Marx disait déjà à propos du droit à la propriété qui pour lui ne pouvait être issu que de la volonté humaine et non pas du jusnaturalisme qui, lui, sert à justifier tout ce que l’on veut. Un autre aspect de la question des droits de l’homme, qui relève du domaine de l’écologie politique, va permettre de prolonger cette réflexion sur la mutabilité du droit.

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LES DROITS DE QUATRIEME GENERATION

Une classification usuelle veut que l’on qualifie les droits-libertés de droits de première génération, les droits créance de seconde génération et enfin les droits des femmes, des enfants ou bien encore les droits en matière d’informatique ou de bioéthique de droits de troisième génération.

Les droits de troisième génération

Un document transmis par Christian Pierre (Libre Pensée des Vosges) nous permet d’entrevoir les enjeux de ces droits dits de troisième génération : il s’agit d’un article d’Albert Jacquard publié en janvier 2000 qui reprend certains passages de son livre intitulé " A toi qui n’est pas encore né " (Albert Jacquard – Editions Calmann Lévy – Janvier 2000 – 200 pages). Selon Albert Jacquard, " avec l’ADN, on découvre que les êtres vivants ont tous en commun cette petite molécule et voilà que le monde vivant est ramené à de la chimie ". Membre du Comité national d’éthique, A. Jacquard n’hésite pas à dire ce qu’il pense au sujet du clonage : " il faut s’arrêter, parce que c’est trop grave. Fabriquer un clone humain me semble monstrueux. C’est fabriquer un individu qui n’aura aucune liberté, puisqu’il est organisé d’avance. Un objet selon modèle, alors que la beauté de la procréation, c’est l’inconnu. Le clonage, c’est un retour en arrière de trois milliards d’années, puisque nos ancêtres, les bactéries se faisaient des doubles . Tout ça pour faire des pièces de rechange ". Vaste débat, que nous ne développerons pas ici, en avouant nos limites intellectuelles dans le domaine de la biologie et de la chimie. Ces droits dits de " troisième génération " concernent aussi le monde informatique, celui de la nouvelle économie de l’Internet. Ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour un débat à venir, une fois de plus. Débat que nous lions aussi à la question du destinataire, du sujet du droit. On le sait, les nouvelles technologies se développent dans le contexte d’une économie mondialisée, où les U.S.A. et les pays industriellement avancés se préoccupent exclusivement de la valorisation des actions, des dividendes, de l’épargne (fonds de pension) à l’échelle mondiale. Droits de l’homme ou droits du sujet marchand ?

Revenons à l’article d’Albert Jacquard précédemment cité. Après avoir fait état du " suicide biologique " de l’homme, il mentionne d’autres formes de suicide : " le suicide nucléaire " et le " suicide écologique ". On proclame de plus en plus aujourd’hui, et Albert Jacquard en premier, l’urgence de formuler les droits de la quatrième génération, des droits liés à la survie même de l’humanité. C’est-à-dire le droit à l’eau, le droit à l’air, le droit à la nourriture. Albert Bailliot, dans sa contribution, nous invite, avec raison, à réfléchir sur cette question (Contribution de la Libre Pensée de la Meuse).

La réalité concrète des sociétés humaines nous amène à constater que les conditions de vie imposées à la majeure partie de l’humanité constitue une violation flagrante, grossière et directe des droits de l’homme. Le droit à la dignité ne saurait se concevoir sans le droit à une existence matérielle satisfaisante : c’est ce que soulignent un grand nombre de contributions, et tout particulièrement celles de G. Plantiveau (Loire-Atlantique) et d’André Frey (Fédération de la Sarthe). Tous insistent sur ce décalage entre un droit " idéal " (à supposer qu’il le soit) et le droit " réel ", entre l’idéal du droit (en tant que champ et socle philosophiques, abstraction théorique) et la réalité du droit (réalité même de l’existence humaine). L’application des droits de l’homme semble obéir au principe de Peter : " Chacun doit faire ce qu’il n’arrive pas à faire ". Plus encore. La proclamation des droits apparaît parfois comme une prédication " mystique ". Du fait de leur caractère à la fois " prédicatif " et prédictif, les déclarations, réduites à une idéologie, sont présentées comme l’avatar d’une pensée imaginaire parmi d’autres. Ce qui explique peut-être le succès des formes les plus archaïques et les plus dangereuses de la mentalité religieuse : le fondamentalisme, l’intégrisme. L’amalgame entre ces deux " sphères imaginaires " servent, bien entendu, les intérêts des intégristes, mais aussi des sectes, et in fine, des églises " institutionnelles ".

Le droit à l’immigration

Pour de nombreux pays, il manque un seul droit, celui de sortir de la misère. Ce qui veut dire à la fois le droit au pain, le droit à l’eau, le droit de boire et manger donc, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à la retraite, etc…Certaines contributions (Libre Pensée de Savoie) évoquent même le droit à l’immigration, le droit d’avoir des papiers (droit du sang, droit du sol). Ce qui, une fois de plus, nous ramène à la Révolution Française. En effet, les papiers d’identité remontent à la première République. Auparavant, dans la société d’Ancien Régime, les seules pièces d’identité étaient établies par des ecclésiastiques, des prêtres, à l’occasion des noces, des naissances. Le passeport, consacré par l’ordonnance royale du 29 juin 1745, est un privilège pour les gens riches. A partir de la Révolution Française, les papiers d’identité vont se généraliser. Ce système d’identification est laïque. La liberté des citoyens repose sur des droits et des devoirs. La création des papiers d'identité est donc étroitement subordonnée à la liberté de circuler ainsi qu’à la sûreté, à la tranquillité de l’ordre public. Certes, cette " carte civique " est réservée aux individus mâles. Les femmes, une fois encore, ne sont pas considérées comme des citoyennes à part entière. A partir du 4 avril 1793, des cartes blanches sont distribuées aux citoyens âgés de plus de 21 ans (d’où l’expression française " donner carte blanche "). Ajoutons que des cartes d’identité, rouges cette fois, sont délivrées aux étrangers. A partir du 27 nivôse an III, soit le 16 janvier 1795, ces cartes rouges deviendront bleues. La question de l’immigration demeure profondément liée à la mondialisation économique, au fossé qui se creuse entre les pays riches et les pays pauvres. La mondialisation, c’est accepter le principe de la libre circulation d’un Bill Gates et de ses capitaux alors qu’on refuse cette même liberté de circuler à des immigrés qui rapatrient leurs capitaux (disons plutôt une partie de leur maigre salaire) dans le village où vivent leurs familles. Là encore, nous ne faisons qu’ouvrir un débat, qui doit se prolonger dans notre association et nos organes de diffusion. Cette réflexion est indispensable, car les statistiques démontrent que l’Europe sera bientôt confrontée à une immigration massive. L’Union Européenne compte 376 millions d’habitants. D’après les économistes, seule une immigration massive permettra d’assurer l’avenir économique de l’Europe. D’ici 2025, la population immigrée va connaître un accroissement très important : plus de 159 millions de personnes viendront grossir cette population, dans un contexte économique où 47 % de la population aura atteint l’âge de la retraite en 2050. Ces chiffres nous permettent de craindre que le racisme a encore de beaux jours devant lui, ce qui ne déplaira pas à Haider, Le Pen et Bruno Mégret.

Tous les droits énumérés ci-dessus peuvent être qualifiés (par simplification) de droits de quatrième génération. Et dans ce domaine, d’autres ayatollahs entrent en scène : ceux de la pensée unique, de la mondialisation, de la déterritorialisation, de l’externalisation du capital. Citons une fois de plus Albert Jacquard : " pour les nouveaux ayatollahs de l’économisme, il faut se soumettre à la loi du marché, comme si c’était une loi de la nature. Ce n’est tout de même pas la gravitation universelle. C’est une loi faite par des hommes, par conséquent on peut en changer " (L’Hebdo des Socialistes – 14 janvier 2000 – page 11). C’était l’enjeu de la réunion à Seattle de l’O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce) sanctionnée à la fois par le refus de l’ensemble des organisations syndicales de soumettre les droits de l’homme aux impératifs des lois du marché et par l’hostilité des soixante-dix pays pauvres qui ont refusé de faire la courte échelle aux pays les plus riches. Les négociations en cours ou à venir dans le domaine de ces droits dits de quatrième génération nous amènent à penser que les pays capitalistes tentent de préserver leurs profits, de s’assurer une rente de situation sur le dos, bien sûr, des pays du Tiers-Monde, des pays en voie de développement, des pays les plus pauvres. La priorité reste celle de l’accumulation des capitaux, de la libre circulation des marchandises, des capitalisations, de la captation des marchés, de l’accroissement de la spéculation boursière. Prenons par exemple le droit à l’eau.

Le droit à l’eau

Un habitant sur cinq sur la planète ne dispose pas d’eau potable. Un habitant sur deux, soit trois milliards d’êtres humains, n’est pas relié à un réseau d’évacuation des eaux usées. Sans parler d’autres catastrophes écologiques : la salinisation des mers (Mer d’Aral), des terres irriguées, l’épuisement des nappes phréatiques (dont la réduction atteint plusieurs mètres par an, dans certaines régions du globe). Les nappes phréatiques contiennent 97 % de l’eau douce sur les continents ! Et d’après les experts, elles risques d’être taries d’ici 2030, notamment aux U.S.A., en Arabie Saoudite, en Tunisie, en Chine, en Inde ou bien en Iran. En 2025, il y a fort à parier que l’immense majorité du globe vivra sans eau. Les chiffres sont effrayants : de 1900 à 2000, la population mondiale a été multipliée par trois. La consommation d’eau, elle, a été multipliée dans le même temps par six ! La plupart des 33 villes qui compteront en 2015 plus de 8 millions d’habitants connaîtront un grave déficit en eau. La paix universelle est sans doute menacée, puisque la moitié de l’humanité vit à cheval sur les bassins fluviaux (250 bassins fluviaux transfrontaliers).

D’autre part, le droit à la nourriture sera menacé aussi puisque l’irrigation des terres absorbe plus de 70 % des ressources en eau. Où veut-on en venir ? La Banque Mondiale ne cache pas son intention de donner un prix à l’eau, prix qui sera fixé par les entreprises privées, qui ne cherchent qu’une chose, la rentabilisation financière, la valorisation boursière de l’eau sous forme de dividendes, d’actions. L’eau sera un marché comme les autres, un marché profondément marqué par les affaires de corruption. Nul n’ignore les affaires de corruption impliquant la Lyonnaise des Eaux. Lors du Forum Mondial de l’eau, le vendredi 17 mars 2000, certains quotidiens européens n’ont pas manqué d’épingler le géant français Vivendi, accusant la Compagnie Générale des Eaux d’avoir acheté des hommes politiques (4 milliards de lires italiennes) pour décrocher la commande d’une usine de traitement des eaux dans la ville de Milan. Lors de ce même forum, la Banque Mondiale a fait des propositions sur l’eau . Ce bien vital fera l’objet d’une marchandisation : de nombreuses sociétés ne dissimulent pas leurs prétentions, leurs ambitions, car c’est un marché considérable qui échappe totalement aux entreprises privées (5 % seulement des ressources en eau sont gérées par le secteur privé). Privatiser l’eau, la rentabiliser, libéraliser les échanges, les exportations, voilà les objectifs de la Banque Mondiale. Son vice-président a été clair : les gouvernements " se retireront de leur rôle de fournisseurs de service, transmettant cette responsabilité aux usagers et au secteur privé. Par-dessus tout, ils seront responsables de la création d’un environnement dans lequel les incitations aux investisseurs et aux innovateurs seront assurées… " (déclaration de I. Serageldin au Forum de La Haye – sources AFP). Le groupe canadien Nova, par exemple, a demandé la possibilité d’exporter sur des longues distances 600 millions de litres d’eau du Lac Supérieur vers les pays asiatiques. On va donc procéder à des prélèvements massifs d’eau douce. L’eau servirait donc des activités de nature commerciale, elle deviendrait une marchandise à vendre, à négocier, à exporter. On exporte déjà 164 millions de litres d'eau du Canada aux U.S.A. En toute conformité d’ailleurs avec les dispositions du droit commercial international dont les règles ont été imposées par la Banque Mondiale, l’OMC et l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), entre autres. Pour les pays pauvres, la Banque Mondiale, le Conseil mondial de l’eau considèrent qu’ils ne pourront pas assurer financer la distribution de l’eau, d’où cette conclusion : " La principale alternative est d’attirer l’investissement privé " (déclaration au Forum de La Haye). Ce qui permettra aux pays capitalistes de tout contrôler dans le monde, y compris le domaine agro-alimentaire. La situation agricole de nombreux pays victimes de la sécheresse est déjà assez catastrophique au point de créer des déficits dans les productions céréalières. L’agriculture intensive, industrielle des pays riches va pouvoir exporter encore plus. L’objectif final consisterait dans le monopole complet des productions agricoles. On le voit : les pays capitalistes gagneraient sur tous les tableaux.

Le droit à l’air

Le droit à l’air, de la même façon, fait l’objet de négociations (protocole de Kyoto en décembre 1997, conférence de Rio Janeiro en 1992, etc…) Le Protocole de Kyoto prévoit la réduction de 5 % (pour les pays de l’OCDE) en 2012 des émissions de gaz à effet de serre (5 % par rapport au taux d’émission de 1990). En novembre 2000, se tiendra à La Haye une réunion des diplomates occidentaux. On peut douter que les décisions échappent aux mécanismes du marché. Comme le titrait le journal Le Monde, c’est le droit de polluer qui est mis en marché (Numéro du 21 mars 2000). Les pays riches pourront racheter des points (des droits d’émission supplémentaire de gaz carbonique) aux pays pauvres qui ont des émissions très faibles. On pourra échanger des permis d’émission de gaz à effet de serre, des permis de polluer, si l’un des contractants finance chez l’autre la modernisation d’un site industriel. Bref, je t’échange une aide technique contre un crédit d’émission. Ceux qui n’arriveront pas à honorer le contrat, à respecter les quotas pourront racheter les droits de ceux qui n’ont pas dépassé le surplus. On pourrait formuler les mêmes remarques au sujet du CTBT (Traité d’interdiction des essais nucléaires) ou du stockage des déchets nucléaires. Déchets qui continuent à croître, à une vitesse vertigineuse : d’ici l’année 2050, ces déchets seront multipliés par dix ! Là encore, certains économistes de l’environnement envisagent la possibilité pour les pays les plus riches qui développent des technologies nucléaires de racheter sur le marché international des permis d’émission de déchets à des pays non-producteurs de déchets nucléaires. On se demande d’ailleurs, mais la question n’est certainement pas à l’ordre du jour des différentes rencontres entre puissances mondiales, pourquoi les pays " non nucléarisés " ne seraient pas en droit d’exiger une compensation financière aux producteurs de déchets nucléaires, dans la mesure où ces produits radioactifs à vie longue représentent un danger planétaire pour les prochains millénaires …

Danger bien réel, qui nous amènerait à ne même plus penser les droits de l’homme.

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ENJEUX POLITIQUE DES DROITS DE L’HOMME

Le droit à la résistance

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait référence à la " résistance à l’oppression " comme un des droits fondamentaux et imprescriptible des êtres humains. Nous l’avons vu, le contenu de cette déclaration est nettement plus " politique " que celui de la Déclaration Universelle, davantage marquée par ce que nous pouvons appeler une véritable obsession sécuritaire, comme le soulignent de nombreuses contributions. Certes, les concepts de " résistance ", de " désobéissance civile " ne sont pas nouveaux, comme on a pu le rappeler au cours d’un colloque sur l’engagement qui s’est tenu en juin à Ferney-Voltaire. La désobéissance civile a existé depuis toujours, pourrait-on dire. Souvenons-nous de Spartacus et de ses compagnons… On sait que ces " damnés de la terre ", ces " forçats de la faim " se révoltèrent contre les lois romaines. Lois qui ne leur épargnaient ni les châtiments corporels, ni la torture, ni même les violences sexuelles : les esclaves, femmes, enfants, hommes, servaient d’objet sexuel pour leurs maîtres… D’après les historiens, la société romaine comprenait environ deux millions d’esclaves sur un total de six millions d’habitants. En l’an 73 avant notre ère, on le sait, une révolte conduite par Spartacus rassemblera plus de 30 000 esclaves qui iront jusqu’à tenir tête aux dix légions romaines commandées par Crassus. Cette rébellion se solda par la mort de Spartacus en mars 71 et celle de 6000 esclaves qui furent crucifiés tout le long de la Via Appia.

Autre exemple d’acte de " résistance ", la nuit de la Saint-Barthélémy. Ce 24 août 1472, plus de vingt mille protestants furent exécutés au cours des tueries qui ravagèrent le royaume de France. A Paris, on dénombra plus de 5000 victimes. De grandes villes, comme Lyon, ou bien Toulon, ne furent guère épargnées. Mais on sait aussi que de nombreuses autres villes refusèrent de suivre les ordres, les recommandations qui leurs avaient été donnés par les autorités religieuses. Dans le Bourbonnais, dans le Rouergue, dans le Brionnais, les représentants des communes, et même des évêques, refusèrent de suivre les consignes meurtrières, les appels au meurtre lancés par le parti clérical, par les ligueurs. Autre épisode : au XVIème siècle, nombreux furent les sujets de la Couronne d’Angleterre qui dénoncèrent l’organisation gallicaniste du culte. Selon eux, la royauté n’avait pas à imposer une doctrine, une interprétation des textes bibliques. On connaît également la lutte du militant pacifiste Henri Thoreau, qui, avant même la guerre de Sécession, avait publié son ouvrage " La désobéissance civile ", dans lequel il dénonçait les lois sur l’esclavage.

De même, on doit considérer la philosophie des Lumières, les travaux des Encyclopédistes au XVIIIème siècle, comme un " acte de résistance " contre l’obscurantisme et le despotisme. La désobéissance a donc une longue histoire derrière elle, et là, on peut même remonter jusqu’à Antigone. Histoire qui tourne le dos aux trois grandes religions du Livre (christianisme, judaïsme, islam) qui exigent une totale soumission, une obéissance aveugle, comme celle d’Abraham (ou Abram) qui doit sacrifier son fils Isaac (ou Ismaël, chez les musulmans). Pour les musulmans, Abraham est le " khalil ", c’est-à-dire l’ami de Dieu, puisque le prophète Mahomet en 610 de notre ère, a bien insisté sur le fait que la tradition incluait Abraham, Moïse et Jésus. Le récit de la Genèse insiste, quant à lui, sur cette nécessité absolue de la peur (Genèse – chapitre 22 – " Abraham mis à l’épreuve par l’Eternel, qui lui ordonne d’offrir en holocauste son fils Isaac "). L’ange arrête le bras d’Abraham, certes. Mais pour quelle raison ? Citons le verset 12 : " L’ange dit : n’avance pas ta main sur l’enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu ".

Une résistance intellectuelle

Notre époque se caractérise par la prédominance de discours relativistes qui prônent la tolérance, l’esprit de charité, d’un mode de pensée cellophanisé qui homogénéise, nivelle les cultures, les savoirs et sacralise l’identité. Ce que résument les termes de " communautarisme " ou de " multiculturalisme ". Cette forme de pensée unique nous appelle à la résistance. Alain Finkielkraut ne manque pas de pointer du doigt cet " esprit démocratique " qui " destitue tous les modes de pensée antérieurs ou extérieurs à ce qu’il affirme " ; " on respecte tout de nos jours, pour n’avoir plus rien à admirer "…Il insiste sur le fait que " le discours de la tolérance généralisée ne tolère au fond que lui-même " avant de lâcher cette remarque pleine de dépit : " La tolérance, notre dernier tyran ". En effet, précise-t-il, " nous préparons l’avènement d’une société réconciliée où, pour ne léser personne, on ne dira plus droits de l’homme, mais droits humains ". (" L’ingratitude : conversation sur notre temps " - Editions Gallimard – NRF – 1999).

Citoyenneté d’entreprise, citoyenneté dans l’école

Cette réconciliation s’exprime dans la langue nouvelle si prodigue de mots qui traquent l’air du temps : citoyenneté d’entreprise, citoyenneté lycéenne, citoyenneté européenne, cybercitoyenneté, citoyenneté internétisée, etc… L’égalitarisme devient le maître mot, à commencer dans les entreprises. Plus de patrons, plus de chef de personnel mais des conseillers en ressources humaines, plus personne pour assumer la responsabilité du pouvoir. En vertu de cette nouvelle fiction de la citoyenneté d’entreprise, tous les salariés sont des citoyens contingents. Tous les travailleurs, y compris les cadres d’entreprise, et de manière égalitaire (en toute équité, donc), apparaissent en vertu de cette fiction comme les victimes d’un système. Et si tout le monde est victime d’un système, cela démontre bien qu’on forme une communauté, une équipe. Le modèle capitaliste épouse ainsi les contours d’une communauté d’intérêts, d’une entreprise " citoyenne ". L’intérêt de cette idéologie égalitariste qui tend à se répandre présente de nombreux intérêts. Nous pouvons en discerner au moins quatre. Premièrement, il permet de discréditer l’action syndicale, chevillée à la défense d’intérêts " corporatistes " qui tournent le dos à " l’esprit d’équipe ". Deuxièmement, comme chaque salarié fait nécessairement partie de l’équipe et que le pouvoir dans l’entreprise s’exerce sans autorité, l’émulation doit amener chacun des " partenaires " de l’équipe à travailler mieux, à travailler plus (annualisation du temps de travail, flexibilité). Troisièmement, ce type de management aboutit nécessairement à la perte de légitimité de tous les besoins des salariés. La revendication apparaît dans ce contexte comme illégitime. Si l’on demande une augmentation de salaire ou bien une baisse des cadences, on manque à cet " esprit d’équipe ". En vertu de ce système de reconnaissance qu’implique cette fiction égalitariste, on peut couper tout ce qui dépasse, à commencer par les mauvaises têtes. Celui qui voulait " dégraisser le mammouth " a eu sans cesse recours à cette rhétorique du management prétendu " moderne ". Avec les succès que l’on sait… Quatrièmement, comme on a confondu les genres entre personnel dirigeant et personnel exécutant, entre cadres et agents, entre salariat et actionnariat, celui qui exerce le pouvoir tout en faisant croire qu’il ne l’exerce pas peut se permettre tout ce qu’il veut, augmenter la productivité, par exemple, et empocher toute la mise, c’est-à-dire les dividendes liés à cet accroissement de la production (stock-options). Car en matière de gains, il n’est plus question de ce " vivre ensemble ". La citoyenneté est moulinée à toutes les sauces…On pourrait formuler les mêmes remarques au sujet de cette " communauté éducative " instituée par la loi d’orientation de 1989, avatar du " caractère propre " des établissements privés reconnu par la loi Debré. Ce qui conduit le philosophe Alain Finkielkraut à exhiber un paradoxe : " Les tracts contestataires d’autrefois sont les directives gouvernementales d’aujourd’hui. Voilà trente ans, en France, c’étaient les comités d’action lycéens qui proclamaient que, pour combattre les inégalités, les professeurs ne devaient plus se contenter de transmettre la culture qu’ils possèdent, mais éveiller la personnalité de chaque élève et lui apprendre à se former soi-même. Désormais, ce sont les inspecteurs d’académie qui s’expriment en ces termes. La muse de l’insoumission inspire les circulaires " (ibid. chapitre IV " L’impudence des vivants " - page 153). Et en plus, il n’y a plus de frontière entre " la misère de vivre " et la " culture ". La misère sociale, la délinquance adolescente, les violences urbaines sont devenues, grâce au coup de baguette de l’humanitaire, une culture à part entière. Même le fait de lancer un cocktail molotov sur un autobus est devenu un " rendez-vous citoyen " où un emploi-jeune va pouvoir (ou devoir ?) converser avec les agresseurs ou les vandales et leur expliquer que leur geste ne correspond pas vraiment avec un " acte citoyen ". Prémisses d’une future " culture des quartiers ". Comme " l’esprit d’équipe " est devenu une " culture d’entreprise ".

D’où la nécessité pour les libres penseurs de résister à cette " pensée unique ", de découvrir et de mieux comprendre ce que le passé nous a transmis, en l’occurrence ici, les droits de l’homme, parce que l’humanité véritable, elle est à venir. Autre façon de rappeler que la Libre Pensée est une association philosophique qui participe à l’éducation permanente.

Droits de l’homme et nation

La charte dans langues régionales et celle du droit des minorités, largement débattue dans nos rangs, nous conduit logiquement à nous interroger au sujet du rôle de l’Etat, de la Nation ou de l’Etat-Nation. La Nation française, constituée en 1789, ne signifiait pas seulement qu’on ne criait plus " Vive le Roi ", mais " Vive la France ". L’Etat-Nation a permis une refondation du lien social et du corps politique. Il a permis de passer de la condition servile de sujet d’un prince à celle du citoyen, débarrassé de toutes les formes d'asservissement et libre de se déterminer par sa seule appartenance à la condition humaine et non pas à une communauté religieuse, ethnique, territoriale, linguistique… La Révolution Française, nous l’avons vu, se montra indifférente aux mythes du sang, aux mythes du sol, aux particularismes. Devenait citoyen français celui qui se reconnaissait dans les lois de la République. La proclamation de la " nation française " postule le primat de la " citoyenneté " sur la " nationalité ". L’Etat-Nation est l’aboutissement d’une volonté élective du peuple qui se dote d’une Constitution. La pensée unique tente de nous faire accroire que la nation serait un cadre bien trop étriqué pour les droits de l’homme. On oppose à la nation une entité " transnationale ", " supranationale ", " internationale ". Bref, la " dénationalisation " des droits de l’homme serait à l’ordre du jour. Comme si la nation constituait un obstacle à la fraternisation des peuples. On a dénoncé ce fameux tropisme jacobino-combiste des libres penseurs, qui s’attacheraient désespérément et en pleurant aux poteaux de frontière. La République, la Nation, la laïcité seraient des concepts " muséographiques ". D’ailleurs, c’est bien connu, et puisqu’on nous rabat les oreilles à ce sujet, l’économie est désormais globalisée, mondialisée, internationalisée. Ce qui appelle plusieurs observations de bon sens.

Que veut dire cette " mondialisation " ? Celle des capitaux, des flux financiers, sans doute. Au demeurant, depuis la Renaissance, cette mondialisation a toujours existé. Que l’on songe aux empires financiers de grandes familles, comme celle des Médicis, par exemple, qui disposaient de comptoirs financiers dans toute l’Europe, dès le XVIème siècle…La mondialisation a atteint quel degré aujourd’hui ? En ce qui concerne la production de marchandises, de produits manufacturés, sait-on qu’une grande partie de la couverture des marchés est exclusivement locale, périphérique ? Les néo-libéraux, les ultra-libéraux ne parlent que du progrès et de la mondialisation, qu’ils opposent aux nationalismes ringards, frileux, qui freinent le développement économique. Comme si les frontières nationales ne pouvaient plus rien contenir, sinon le vide des illusions républicaines, démocratiques. Soyons lucides… L’économie est peut-être mondialisée, puisqu’on veut nous le faire croire. Mais enfin, deuxième remarque, si l’on étudie de près les politiques des grandes puissances économiques, et en particulier celle des U.S.A., force est de constater que ces politiques économiques se fondent exclusivement sur des intérêts nationaux. Le discours politique des U.S.A. ou du Japon est un discours foncièrement nationaliste. A croire donc que la nation ne constituerait donc pas un cadre tout à fait périmé ou obsolète…Troisième remarque, si la mondialisation donne congé à la nation, au cadre national trop étriqué, pourquoi les grandes puissances, sous l’égide de l’O.N.U., se donnent-elles tant de mal pour pulvériser certains pays et pour aboutir in fine à un émiettement en petites nations tribalisées ? Dans l’Europe des Balkans, ce ne sont même plus des " micro-nations " qui sont reconstituées, mais des communautés tribales, claniques, voire mafieuses. Europe des Nations ou Europe des tribus ? Ce qui revient à dire qu’on " purifie " ces régions, en invoquant l’idiolecte, la race, les clans familiaux, la religion, tout en dénonçant l’infamie de la " purification ethnique ". Le droit à la différence, c’est chacun chez soi, et les autres, chez eux. Quel intérêt ? Et pourtant, l’intérêt est bien réel : à défaut de coloniser ces régions, on les transforme en " dominions " entièrement soumis aux puissances économiques qui assurent leur survie. La " balkanisation " n’est rien d’autre, en définitive, qu’une " délocalisation " ou qu’une " relocalisation " des marchés.

La question de l’Etat

Peut-on fonder les droits de l’homme sur l’Etat ? La question ne va pas de soi, compte tenu du fait qu’il peut très bien exister un Etat, y compris un Etat de droit, sans que pour autant puisse exister une société démocratique soucieuse des droits de l’homme. L’existence d’un Etat n’implique pas une politique des droits de l’homme.

Quel est le rôle de l’Etat ? Celui-ci est-il le garant du respect des droits de l’homme ? L’Etat n’est-il pas prisonnier de l’économie de marché dans le contexte de la mondialisation des échanges ? Vaste débat, une fois de plus. Débat où entrent en jeu les analyses politiques, les engagements militants de chaque libre penseur. Remarquons que souvent, la pensée bourgeoise, néo-libérale, tout comme la pensée socialiste, en appellent à l’Etat pour contrôler les forces du marché (néolibéralisme et réformisme keynésien ou néokeynésien). On aurait tort toutefois de séparer le politique de l’économique. C’est ce que font valoir les pensées marxistes ou anarchistes qui voient dans l’Etat non pas une structure politique captive ou otage des lois du marché, mais comme organe au service du marché capitaliste. Autrement dit, selon cette perspective, l’Etat cesserait d’être ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire neutre, un bouclier protecteur du citoyen. L’Etat, du fait de sa nature de classe, serait le dépositaire des intérêts de classe, des intérêts particuliers de la classe dirigeante et non plus le protecteur de l’intérêt général. Il conviendrait alors d’analyser quel est le rôle de l’Etat dans l’extension, le développement du marché qu’il devrait modérer. Cette intervention modératrice de l’Etat est envisagée aussi bien par les technocrates, les élites de l’idéologie ultra-libérale et les participants de Seattle ou de Davos que par les adversaires de la mondialisation économique. Ce qui revient à discuter du degré d’émancipation des Etats vis à vis du marché capitaliste. A moins de penser l’Etat, du fait de sa nature capitaliste, comme point d’origine de la promotion du marché… et de réclamer son renversement.

L’Etat, quoi qu’il en soit, est une instance de pouvoir. Cette instance peut être qualifiée de démocratique à partir du moment où elle tient sa légitimité de la volonté générale, du suffrage universel. C’est le peuple qui fonde la légitimité du droit à agir de l’Etat, qui est dit alors souverain. L’Etat en tant que tel ne signifie pas ipso facto l’affirmation de la citoyenneté démocratique. L’Etat peut être amené, par exemple, à organiser la société civile, sans pour autant que cela soit acceptable du point de vue de la philosophie des droits de l’homme. Une politique démocratique ne peut être fondée que sur les droits de l’homme. Mais quels droits de l’homme, alors ? L’Etat définira des règles de vie commune entre les citoyens. Mais qui définira les droits de l’homme censés légitimer ces règles ? La conscience des citoyens, nous dira-t-on. Mais cette conscience citoyenne est elle-même tributaire de l’Etat dans la mesure où l’éducation contribue à la formulation de cette volonté générale comme expression de formes de pensée.

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CONCLUSION

Les droits de l’homme ont toujours représenté pour les libres penseurs une préoccupation majeure. Ces derniers ne sont jamais restés indifférents à l’énonciation de ces droits, en témoigne les réactions suscitées par le projet de charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (Bruxelles – 08 mars 2000). On se souvient que le sommet de Cologne avait prévu d’introduire dans cette charte trois types de droits : les droits dits de première génération, à savoir les droits-liberté (tentative de modernisation des droits énoncés par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – cf Annexes), les droits civils, politiques (liberté de circulation, de séjour, de vote des citoyens de l’Union Européenne) et les droits socio-économiques. Cette première ébauche a fait l’objet d’une rencontre entre les 62 membres de la Convention de Roman Herzog et les organisations non gouvernementales le 28 avril 2000 à Bruxelles. Le secrétaire général de la Libre Pensée, Christian Eyschen a déjà fait valoir son point de vue dans une lettre adressée au premier ministre le 20 avril 2000. Certains articles de ce projet de charte remettent en cause la laïcité institutionnelle, la laïcité de l’école et constituent un recul par rapport aux textes déclaratifs précédents. La Libre Pensée avait déjà exprimé les mêmes réserves au sujet de la déclaration internationale des droits de l’enfant. Lisons par exemple l’article 16-3 de ce projet de charte des droits fondamentaux : " Le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants, conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques, est respecté ". Cet article suscite, à juste titre, les protestations de Christian Eyschen : " L’article 16 favorise l’existence des écoles privées (à majorité confessionnelle), dont le financement est quasiment rendu obligatoire au nom de la liberté d’enseignement qui ne peut être que subsidiée selon une décision du Parlement européen " (cf Annexes : Projet de Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne du 8 mars 2000 – Lettre de Christian Eyschen à Lionel Jospin datée du 20 avril).

Qu’il s’agisse de la réforme institutionnelle de l’Union Européenne, des nouvelles compétences de la Cour de justice européenne en matière économique et monétaire en vertu de l’application des traités de Maastricht et d’Amsterdam, de la création d’un poste de représentant spécial du secrétaire général de l’Onu chargé de la protection des droits de l’homme (décision de la commission des droits de l’ONU en date du 26 avril 2000 à Genève) ou bien encore de cette ébauche d’une Charte des droits européens (Convention de Roman Herzog à laquelle sont associées 70 organisations non gouvernementales), les libres penseurs doivent faire entendre leurs positions, faire valoir leurs analyses ou éventuellement exprimer leurs critiques.

Au terme de notre laborieuse enquête, la laïcité s’énonce comme la condition sine qua non d’une société démocratique, d’une république sociale et démocratique, dans la mesure où elle permet à tous les individus de s’émanciper, c’est-à-dire d’échapper aux puissances dominantes, qu’elles soient politiques, économiques ou religieuses. La laïcité se confond, dans ses principes mêmes, avec l’émancipation juridique, politique, économique, qui elle-même ne saurait se comprendre sans une libération constante et effective de la conscience.

Bien sûr, ces formes, ces tentatives d’affirmation d’une émancipation sans partage entretiennent entre elles des relations qui interagissent. Les notions de laïcité de droit, de fait et de combat, naguère développées par Albert Memmi, permettent de rendre compte des interactions.

La laïcité de droit, de combat, de fait

La laïcité de droit (organisation politique de l’Etat et de ses institutions) exerce une fonction régulatrice du point de vue même du droit social, du droit juridique, politique et économique. La laïcité de combat exerce, quant à elle, une fonction à la fois symbolique et dynamique, une fonction de revendication et donc de revitalisation, dans la mesure où elle prône un idéal de citoyenneté, un modèle effectif de l’exercice de cette citoyenneté. Et ce combat n’est pas seulement intellectuel, philosophique. La Libre Pensée est certes une association philosophique, un mouvement de pensée, mais elle est aussi un mouvement social. A ce titre, ce combat engage également les autres formes organisées de la société civile : les associations, les syndicats, les partis politiques… Certaines organisations cherchent effectivement à lever les entraves, les limites qui freinent ce mouvement d’émancipation, ou bien jouent un rôle de médiation. La laïcité de combat n’est pas seulement une affaire d’opinion ou une agitation strictement intellectuelle. Ce combat, c’est celui des citoyens qui veulent, par exemple, affranchir l’école de la République d’une privatisation sournoise au service des lois du marché, des groupes industriels ou bancaires, au service des lobbies religieux encouragés par les lois Debré, Guermeur, Haby, Monory, etc… La fonction de cette laïcité de combat ne saurait se confondre avec une mission de " sacralisation ", de vénération ou de symbolisation (cultes idolâtres des hussards noirs de la République si injustement caricaturés). Elle va au-delà. Elle s’articule à une pensée philosophique et plus globalement à une activité incessante de réflexion. Au risque de prendre le contrepied de la synthèse précédente, nous dirons que cette réflexion s’ordonne à des idées philosophiques qui sont celles de la pensée humaniste. Pensée qu’il convient de réhabiliter ici. Humanisme qui, depuis l’émergence de la pensée cynique, en passant par le traité de Thomas More (1516), ou les écrits de Rabelais, Montaigne, n’a cessé de promouvoir l’idée d’une totale émancipation humaine. La pensée humaniste envisage une perfection avec des hommes réels et non plus des créatures d’un dieu irréel. Pour les humanistes, il convient de comprendre l’intérêt rationnel de la communauté humaine plutôt que de s’abandonner à l’intérêt irrationnel d’une foi dans un au-delà irréel. L’humanisme rationaliste consiste dans ce tournant majeur de la conscience humaine. Ne pas comprendre cela, ne pas dire cela, c’est faire la courte échelle aux marchands d’illusions, aux religions et aux sectes, pour qui la religiosité résume toute la conscience de l’homme.

L’humanisme doit être compris comme cette gigantesque et périlleuse entreprise de " décléricalisation " des sociétés gélifiées par des siècles de servitude aux dogmes religieux. Ceci n’exclut en rien du champ de la religiosité les nouveaux fétiches de nos sociétés commerçantes : le capital , le marché, le libre-échange, la course au profit. Il nous paraît trop facile de donner congé à l’humanisme puisque dans le même temps qu’on prononce sa répudiation, on le réduit à une morale, celle des bons sentiments (vogue humanitariste, avatar de la défiguration de l’humanisme véritable, qu’on désignera ici par le terme d’humanisme chrétien).

De même, ce serait faire l’impasse sur la laïcité de fait. Cette dernière consiste, chacun en conviendra, dans la réalisation par la société civile de l’arrachement aux conformismes, aux usages, aux coutumes, d’une éradication de certains rituels sociaux, familiaux… Les citoyens se sont peu à peu affranchis de la tutelle des lois supposées divines, des lois prétendues immuables. Insistons. Il s’agit là d’une fonction majeure de la laïcité. Fonction " normative " en quelque sorte, qui consiste dans la " dénaturalisation " des mythes religieux, dans la " rationalisation " des formes d’expression de la " spiritualité ". On peut même prétendre que cette " laïcisation " en tant que fonction désacralisante a vu le jour en même temps que s’élaboraient les différentes formes de " cléricalisation ". Il a sans doute suffi qu’un individu ou un groupe d’individus prétende avoir rencontré un quelconque " Messie " pour que d’autres revendiquent ne pas l’avoir rencontré et donc ne pas le reconnaître. La laïcité de fait coïncide avec le lent effacement du religieux dans la sphère philosophique, dans les sphères artistiques. Effacement qui touche non seulement la France et la majeure partie des pays européens qui ont subi l’influence du judéo-christianisme, mais aussi l’ensemble des pays musulmans où les populations désertent de plus en plus les lieux de culte. On lira avec profit, à ce propos, la magistrale démonstration de Gilles Kepel, qui annonce le glas de l’islamisme (G. Kepel : " Jihad, expansion et déclin de l’islamisme). Le XXIème siècle sera marqué, immanquablement, par cet effacement du totalitarisme théologique.

Ne confondons pas l’humanisme avec l’humanitarisme. Ce dernier peut être assimilé, sans difficulté, à une pensée de type théologique. Nous l’avons vu, l’humanitarisme conçoit les droits sociaux, et plus globalement les droits de l’homme comme relevant de l’esprit de grâce ou de la charité. Pour les libres penseurs, l’homme ne peut s’en remettre à la Providence, fût-ce celle parrainnée par l’angélisme des déclarations de l’ONU. La charité, nous le savons, ce n’est pas la justice sociale. La tolérance, ce n’est pas l’égalité. Ainsi que le formulait Jean-Marie Mayeur, la laïcité ne peut se réduire à la neutralité religieuse (J.M . Mayeur – La Laïcité – Fayard 1997). Idée déjà énoncée par Jules Ferry : " Nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique ". L’humanisme libre penseur, qui est un humanisme rationaliste et laïque, intègre nécessairement la réflexion et l’action politiques, une valorisation du politique et du social. Cette réflexion sur les droits de l’homme nous a permis à tous d’appréhender combien le rôle de la Libre Pensée dépassait largement le cadre du culte de la sécularisation de la société civile et de la séparation institutionnelle des pouvoirs.

Pour un humanisme rationaliste et politique

La culture humaniste est fondamentalement politique. Pourquoi ? Parce que les Eglises et les pouvoirs religieux, qui ont perdu le pouvoir et renoncé au rêve d’une théocratie, tentent désormais de réduire au maximum le rôle de l’Etat. La subsidiarité consiste dans cette manœuvre pour que la laïcité de droit, la laïcité institutionnelle cesse d’agir, d’œuvrer à l’émancipation. La reconquête de la société civile, pour tous les religieux, passera par d’autres moyens. Pour les forces caractérisées de " cléricales ", il faut décentrer les sources du droit. Et si ce n’est plus l’Etat qui doit faire vivre le droit, c’est donc la communauté humaine. Réunie par la foi, bien entendu. Ironie du sort, cette manœuvre se déploie précisément au moment où les pratiques religieuses s’étiolent, disparaissent ou se dénaturent complètement. Le développement des mouvements sectaires exprime cet étiolement de la conscience religieuse. La liquéfaction des pratiques religieuses qui sombrent dans un oubli définitif s’accompagne d’une résurgence de pratiques à fonction " ritualisantes " qui débordent largement la normativité confessionnelle des grandes religions dites révélées.

La laïcité ne peut être séparée aussi de la justice sociale, au risque d’être perçue comme une abstraction juridique. Cédons la parole au philosophe Henri Pena-Ruiz : " … au regard des rapports économiques et sociaux qui conditionnent concrètement les individus, l’autonomie dont les crédite le droit peut paraître bien abstraite, puisqu’elle se proportionne à la puissance d’agir dont ils disposent effectivement. Un tel constat appelle une émancipation appropriée, qui est d’ordre social. Il ne met pas en cause le principe qui fait de l’individu l’instance de référence du droit laïque, mais seulement l’adéquation de ses conditions d’existence à la possibilité de son accomplissement. L’idée républicaine de bien commun, qui articule les droits sociaux et la solidarité redistributive, permet de réaliser l’humanisation sociale de la gestion des gains de productivité. Elle est aujourd’hui essentielle pour rendre crédible l’autonomie de chaque citoyen, car elle lui donne chair et vie. Une telle problématique met l’accent sur les véritables causes de la misère du monde. Elle permet d’éviter l’erreur de diagnostic qui consiste à imputer à la laïcisation le désenchantement entendu comme naufrage du sens et de l’idéal (…) laïcité et justice sociale vont de pair, selon une injonction forte de l’émancipation républicaine et de la démocratie sociale, que soulignait déjà Jaurès " (" La laïcité, un idéal d’avenir " - US Magazine – Novembre 1999 – page 9)

Des modalités d’action de la Libre Pensée …

Quelles peuvent être ou doivent être les modalités de notre action ? La lecture attentive des contributions à la question à l’étude, la diversité des opinions qu’elles expriment nous obligent à déterminer le rôle de notre mouvement associatif en tant que tel, dans son ensemble. Rôle protestataire, de type revendicatif, désintégrateur donc, ou bien participatif et intégrateur. Dans le premier cas, l’association exhibe son autonomie, une indépendance totale par rapport à l’Etat, aux partis politiques. Dans le second cas, elle s’exerce à influencer les décisions, à participer aux débats de la vie sociale (comme une ONG, par exemple).

La réponse va de soi. La légitimité de notre action ne peut se fonder que sur sa vocation à exprimer les attentes de la société civile, du " laos ". Notre action doit s’articuler au combat à visée politique et sociale, ce qui nous oblige, sans doute, à délimiter notre champ d’intervention par rapport à la puissance publique d’une part et aussi par rapport aux autres formes organisées de la société civile, d’autre part. Dans le premier cas, il ne faudrait pas céder au mythe de l’impureté des formes organisées de l’Etat et dans le second, il ne faudrait pas donner congé, sur les mêmes prétextes, au nécessaire débat, même contradictoire, avec les formes organisées de l’action politique et sociale que représentent les autres associations, les partis et les organisations syndicales (qui constituent les viviers naturels de recrutement des libres penseurs).

La nécessité interne de cette double articulation tiendra pour longtemps, nous l’espérons, notre Libre Pensée à l’écart d’un écueil redoutable, celui de l’inaction.

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