La signature
par la France de la Charte Européenne
des Langues Régionales ou Minoritaires a beau s'accompagner
d'une déclaration interprétative (qui bizarrement
formule des réserves sur l'article 7, § 1, ce qu'interdit
formellement l'article 21!) et de l'acceptation de seulement
39 des § et alinéas de la partie III : la philosophie
de la Charte reste la même, puisqu'elle s'exprime, outre
le Préambule, dans les parties I et Il qui, elles, ne
sont pas "à la carte". De plus, les alinéas
retenus ne sont pas innocents.
On peut une fois de plus se demander pourquoi il n'y a toujours
pas eu de vrai débat sur la Charte dans les grands médias nationaux, qui
se sont contentés d'une description sommaire souvent complaisante :
mais ce n'est pas parce que les problèmes posés par la Charte
ne sont pas médiatiques qu'ils ne sont pas graves.
On trouvera
ci-dessous le dossier établi par René Andrau,
un des 80 premiers signataires de l'Appel à Manifester
le 11 décembre 1999 de la Nation à la République, Pour
la défense de l'unité et de l'indivisibilité de
la République, de la démocratie et de la laïcité
I/
Une philosophie politique inquiétante.
II/
Une République divisée et "plurielle"
III/
Des engagements inacceptables.
IV/ Une
menace durable.
- I/
Une philosophie politique inquiétante.
Le préambule
de la Charte affirme comme un absolu «la
valeur de l'interculturel et du plurilinquisme". Le vocabulaire
n'est pas innocent : il implique qu'une société démocratique
moderne est nécessairement "interculturelle" c'est-à-dire
qu'elle reconnaît en son sein en tant que telles des cultures
différentes; elle est aussi "plurilingue" c'est-à-dire
qu'à côté d'une langue officielle dont elle veut
bien reconnaître l'existence, la Charte affirme que doivent
exister d'autres langues dont les locuteurs sont à égalité de
droits avec les locuteurs de la langue officielle (art. 7, § 2)
.
Ainsi dès le préambule se précise la philosophie anti-républicaine
de la Charte. Car la République ne reconnaît pas les droits
des cultures comme réalités constitutives de l'espace public :
elle reconnaît les droits de l'homme et du citoyen, chacun étant
libre, à titre privé, de trouver ses repères et références
où il le souhaite et de se construire librement dans le respect des droits
d'autrui. Il
est évident que la République reconnaît les langues
et les cultures régionales comme partie intégrante du patrimoine
national , mais elles ne sauraient avoir de caractère officiel, et à ce
titre être source de droits particuliers. D'ailleurs l'idée
selon laquelle la Ille République aurait mené à l'encontre
des langues régionales une politique d'extermination est une absurdité colportée
par ceux qui, aujourd'hui, réécrivent l'histoire conformément à leurs
fantasmes et à leurs intérêts.
Ce sont les élites qui ont commencé à abandonner les
langues régionales, et cela très tôt; le maniement de la
langue française a constitué ensuite pour les couches populaires
un moyen de promotion sociale dans une société en cours d'industrialisation
où l'homme ne passait plus sa vie rivé à la terre. C'est
un des rares mérites du rapport Poignant que de rappeler (p. 36-37),
citant l'ouvrage de Anne-Marie THIESSE Ils apprenaient la France,
que pendant la IIIe République, "contrairement à une opinion
fort répandue sur cette période, la célébration
de l'identité française ne s'est pas effectuée par une
dénégation des identités locales, tout au contraire (
....) L'école primaire républicaine ( ...) a cultivé le
sentiment d'appartenance locale comme propédeutique indispensable au
sentiment d'appartenance nationale. "
Mais la Charte, dans les parties I et Il qui ne sont pas "à la carte" et
que la France a donc signées, ne se contente pas de bousculer le principe
fondateur d'égalité, qu'elle pervertit en le faisant passer de
l'individu aux cultures (et il y a lieu de s'inquiéter de la manière
dont le préambule entend "maintenir et développer les traditions
et la richesse culturelle de l'Europe" : quel sens autre que réactionnaire
l'expression "développer les traditions" peut-elle avoir ?), elle procède également à la
sectorisation des états signataires en "aires géographiques".
- II/
Une République divisée et "plurielle"
Dans ces aires géographiques, les langues régionales ont vocation à recevoir
un statut officiel. La Charte stipule même (art. 7, § 1 b, d'application
obligatoire) que les aires géographiques sont indépendantes des
divisions administratives existantes ou nouvelles. La France est déjà divisée
en circonscriptions politiques, académiques, militaires : dominant l'édifice,
pourraient se retrouver, si la France ratifiait le texte signé, les circonscriptions
linguistiques. Ces
aires géographiques linguistiques ont un tel caractère officiel
que quiconque vit à l'intérieur d'une des aires géographiques
(art. 7, § 1g, d'application obligatoire) doit voir mis à sa disposition
par l'Etat les moyens d'apprendre la langue régionale s'il le souhaite. C'est
bien là une vision abstraite et erronée des réalités
françaises qui fait fi de tous les mouvements de population depuis deux
siècles. La langue des Provençaux, c'est-à-dire
des citoyens français habitant la Provence, est-elle en 1999 le provençal
ou le français ? et celle des Bretons, et celle des Catalans ? Faudrait-il,
pour faire plaisir aux rédacteurs de la Charte et entrer dans leur curieuse
mais pas du tout nouvelle philosophie, bien distinguer les Provençaux,
les Bretons, les Catalans de souche ? On pourrait le faire facilement en s'inspirant
de l'arsenal législatif de Vichy, où l'on trouverait le même
souci de "développer des traditions", alibi pour tuer la République
et le progrès social qu'elle véhicule. N'est-il pas plus
sain de considérer que le provençal, le breton, le catalan font
partie du patrimoine national de tous les Français ?
Les aires linguistiques étant ainsi devenues, d'une certaine manière,
constitutives de l'espace public, la Charte organise tranquillement leur politique
propre. Dans l'article 7, § 1e (d'application obligatoire), elle
oblige les Etats à "maintenir et développer" (c'est toujours
le même glissement sémantique) les "relations culturelles" entre
les groupes du même Etat pratiquant une langue régionale ou minoritaire
différente : les états s'engagent même (art. 7, § 3) à "promouvoir
la compréhension mutuelle entre tous les groupes linguistiques
du pavs".
Ce qu'est cette culture, les rédacteurs de la Charte se gardent bien
de le préciser : Est-ce la danse folklorique ? la pensée politique
d'un Mistral par exemple ? la lutte bretonne, admirablement citée
en exemple par le rapport Poignant ? la chanson ?
C'est une mystification
que d'établir un lien entre la culture d'un
citoyen français d'aujourd'hui et la langue régionale ou minoritaire
qu'éventuellement il pratique. Il est d'ailleurs incohérent
de mettre sur le même plan, et ce pour des raisons historiques évidentes,
les langues parlées en Polynésie par exemple avec les langues
régionales historiques de la France : ce serait conférer un statut
politique identique et à la langue et à son aire géographique.
Le même article 7, § 1e (d'application obligatoire) va un peu plus
loin : il organise la politique étrangère de ces groupes linguistiques
dont la Charte affirme à longueur de pages la réalité malgré la
déclaration interprétative qui a accompagné la signature
de la France, en obligeant les états signataires à organiser "la
promotion" de leurs échanges avec les groupes pratiquant la même
forme de langue dans d'autres états.
On voit bien la finalité de tout cela. Sous couvert d'aider les
langues régionales (ce que d'ailleurs la République fait déjà depuis
longtemps), la Charte organise une Europe des Régions morcelée
(un politicien médiatique ne réclamait-il pas récemment
la constitution d'une Eurorégion basque transcendant les Etats !), tournant
le dos à la solidarité entre régions et favorisant la
circulation des capitaux de toute sorte qui échapperaient davantage
au contrôle des états-nations. Il est plus que probable
qu'à ce genre de mesures, selon l'expression consacrée, les marchés
réagiraient favorablement.
Bien sûr, la Charte affirme à deux reprises (préambule
- art. 6) le principe de la "Souveraineté et de l'intégrité des
Etats" : mais l'une et l'autre seraient vidées de leur substance
dès l'entrée en vigueur de la Charte - cadres vides pour paysage
dénaturé.
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- III/
Des engagements inacceptables.
Tous les points évoqués ci-dessus sont indépendants
des 39 engagements que la France a retenus.
C'est pourquoi, même si l'on doit convenir que la version signée
par la France de la partie III en est le degré minimal (il ne reste rien
des contorsions intellectuelles de M. Carcassonne qui, des deux articles censurés
par le Conseil d'Etat - l'art. 9 relatif à la justice et l'art. 10 relatif
aux autorités administratives et services publics retenait respectivement
6 et 5 dispositions, alors que la version signée en retient 1 et 3), elle
n'en est pas le degré zéro et elle contient des dispositions dangereuses
pour la République. La
partie relative à l'enseignement est intégralement reprise
; avec ses différents niveaux d'application : minimal, intermédiaire,
maximal. Mais cette apparente souplesse est un leurre si l'on considère
que dès le niveau minimal un saut qualitatif s'opère : on change
de logique. En effet, au niveau préscolaire est organisé un
enseignement total ou substantiel dans la langue régionale ou minoritaire
pour ceux qui le souhaitent - ce qui prépare les promotions suivant
un enseignement dans la langue régionale ou minoritaire aux niveaux
successifs de l'enseignement, supérieur compris - ce qui est surprenant. Car
s'il est naturel que les langues régionales ou minoritaires fassent
l'objet d'un enseignement au niveau supérieur, on comprend mal qu'un
enseignement supérieur soit assuré dans la langue régionale
ou minoritaire ... à moins de traduire Descartes, Kant ou Sartre en
basque ou en corse, sans parler des domaines les plus avancés de la
recherche scientifique. Et s'il ne s'agit que d'étudier les oeuvres écrites
dans les langues régionales ou minoritaires, la moisson risque d'être
limitée.
Dans les domaines de la
justice (art. 9) et des autorités administratives
et services publics (art. 10), il ne subsiste guère que l'autorisation
de traduire en langue régionale ou minoritaire les grands textes officiels. Comme
M. Cerquiglini, dans son rapport sur les langues de la France, recense 75 langues,
les traducteurs du Code Civil ont du pain sur la planche - pour quel intérêt
réel et à quel coût ?
Dans les domaines des
médias (art. 11) et des activités et équipements
culturels (art. 12), l'Etat s'engage à soutenir les productions en langue
régionale ou minoritaire ; les activités de sous-titrage, de
doublage, et évidemment la formation des personnels nécessaires. Pour
débloquer des fonds en masse, on ne s'appuie pas sur un besoin démocratiquement
formulé -. on décide qu'il existe puisque le Conseil de l'Europe
le décrète et que des groupements autonomistes ou indépendantistes
y poussent, et on le comble avec l'argent du contribuable français à l'heure
où, sous l'effet du libéralisme-roi on ne parle que de réduire
les dépenses publiques.
C'est dans l'article 13
consacré à "la vie économique
et sociale" qu'apparaît le comble de l'absurdité. Le § 1c
de l'art. 12 précise que «les Parties s'engagent à faciliter
et/ou encourager l'usage des langues régionales ou minoritaires dans
la vie économique et sociale. Est-ce intelligent et républicain
que d'inciter les Français à préférer à la
langue française une langue régionale ou minoritaire ? On a envie
de crier : au fou !, et pourtant la France a signé ! Se trouvera-t-il
des parlementaires pour ratifier pareille stupidité ?
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- IV/ Une
menace durable.
Si l'on ajoute à tout cela que l'article 3, §2, donne aux états
signataires la possibilité d'accepter à tout moment d'autres articles
de la Charte, on s'aperçoit qu'une épée de Damoclès
est suspendue à demeure au-dessus de la République, car les lobbies,
pas toujours sympathiques et pas toujours républicains, qui sont parvenus à obtenir
la signature de la Charte ne vont pas en rester là, et vont monnayer leur
poids électoral, si faible soit-il. Nous sommes dans une logique
d'érosion de la République et de ses valeurs le silence des grands
partis est étrange. La
République n'est pas menacée de l'extérieur : la France
aurait très bien pu ne pas signer la Charte et s'occuper elle-même
de ses langues régionales ou minoritaires. Mais le poids des marchés
et d'une idéologie qui souhaite se débarrasser des états-nations,
surtout s'ils sont républicains, au profit de communautés séparées,
est aussi lourd que celui des armées coalisées qui se sont levées
contre la 1 ère République. La République n'est pas seulement
un héritage : c'est un avenir à réaliser, et cet avenir
est à notre portée si les républicains savent être
vigilants et se mobiliser.
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